Sciences de la vie, dangers mortels?

Les groupes pharmaceutiques sous-traitent généralement leurs études cliniques à des CRO (Contract Research Organisation), qui sont bien placés pour comprendre les priorités de leurs clients. Tout est dit, ou presque, sur la page d’accueil d’une de ces CRO, Keyrus:

…les laboratoires pharmaceutiques cherchent en priorité à relever trois défis :

  • Renforcer leurs positions, par le biais d’acquisitions consolidant ou étendant leur portefeuille de produits et de brevets,
  • Accélérer le développement de nouveaux produits ainsi que leur mise sur le marché, en optimisant toutes les étapes de ces processus,
  • Renforcer la gestion financière de l’innovation ainsi que la maîtrise des coûts tout au long de la chaîne de valeur (sourcing, R&D, production, distribution).

Je souligne le second point car par “accélérer” et “optimiser” il faut entendre “raccourcir” et “sélectionner” les tests et les résultats qui feront l’objet de publications et d’autorisations de mise sur le marché, afin de maximiser les profits financiers. Avec pour effet que de nombreuses études précliniques et cliniques sont bidons et que le public avale des produits dont la sécurité et l’effectivité réelle sont très largement inférieures à ce qu’en dit la pub. Ce n’est pas nouveau mais un sérieux pavé fut récemment jeté dans la mare par un ancien responsable de recherche sur le cancer de chez Amgen Inc, C. Glenn Begley, qui à découvert après une minutieuse recherche, qu’un grand nombre d’études précliniques sur le cancer – dont de nombreuses réalisée par des labos universitaires – ne sont pas fiables. L’article paru fin mars dans Nature a suscité de nombreux commentaires, par exemple sur Reuters et  Agoravox.

Sur les 53 études examinées, 47 ne sont pas réplicables. Elles sont fausses, au pire fabriquées, au mieux ne présentent que des résultats ponctuels allant “dans le bon sens” malgré une majorité de résultats allant à “contre-sens”. Par “bon sens” il faut entendre: ce qui favorise une publication ultérieure dans un grand journal.Les entreprises pharmaceutiques ne sont pas nécessairement au courant du fait que ces études ne valent rien, mais construisent leurs stratégies de R&D sur leurs recommandations. Ce qui explique sans doute l’inefficacité, au regard des moyens, de l’arsenal pharmaceutique en matière de lutte contre le cancer. Mais pas que le cancer.

Un ancien responsable des maladies neurodégénératives chez Merck, George Robertson, avait constaté le même phénomène: les études en amont, essentiellement académiques, ne sont souvent pas valables. Je ne doute pas que l’on puisse tirer les mêmes conclusions pour la recherche sur le Sida, autre fabuleuse pompe à fric dont les bases scientifiques sont bien plus fragiles encore que pour le cancer ou les maladies neurodégénératives. Mais comment le savoir à priori? Jusque vers la fin des années 90, les “cibles” pharmaceutiques découlaient d’un nombre importants d’études indépendantes: si 100 ou 200 articles en arrivaient aux mêmes conclusions sur la pertinence de tel ou tel facteur pouvant faire l’objet d’un traitement pharmaceutique, la probabilité que le résultat soit valable restait élevée.

Aujourd’hui, la pression de la concurrence académique fait que chacun cherche à publier un maximum d’études novatrices, et que plus personne ne se soucie – ou n’a les moyens – de réaliser des études corroboratives. Sachant cela, les auteurs se permettent de trafiquer leurs études afin de maximiser leurs chances de publication et d’accès à des financements ultérieurs, les deux étant intimement liés. On peut dire que la dépendance du monde académique au monde du business, et notamment au business des “sciences de la vie”, a profondément pourri le premier, dont les résultats ne valent trop souvent guère plus que le papier sur lequel ils sont écrits.

Un récent comité de la National Academy of Sciences (USA) fait état du fait que le nombre de papiers scientifiques publiés puis ayant du être rétractés a augmenté d’un facteur de dix sur la dernière décennie, le nombre d’articles ayant lui augmenté de 44% seulement sur la même période.Voilà pur la partie préclinique, mais après avoir investi des sommes importantes en R&D sur des bases douteuses il est évident que les laboratoires qui s’engagent dans la phase d’études clinique vont vouloir “optimiser” les résultats afin de mettre le produit sur le marché.

L’inefficacité d’un produit est assez facile à cacher, c’est pourquoi les pharmacies regorgent de produits inefficaces (ou seulement efficaces au niveau symptomatique). Il est plus difficile de cacher des effets secondaires nocifs, mais on essaie quand même. Le plus gros coup officiellement connu à ce jour concerne un certain Dr Scott Reuben qui publiait ente autres, sur le compte de Pfizer, des résultats cliniques très favorables à l’anti-douleur Celebrex. Sauf que l’étude ne fut jamais réalisée, du 100% bidon. Idem pour le Bextra et le fameux Vioxx de Merck dont le palmarès fait état de 30 000 morts rien qu’aux USA. Idem pour des dizaines d’autres études.

On doit incriminer Reuben bien sur, mais les patrons de Merck (dans le cas du Vioxx) savaient dès 2001 que leur produit augmentait très nettement le risque d’attaques cardiaques et cérébrales. Le produit ne fut retiré du marché qu’en 2004. A 2 milliards de dollars de profit annuel, on les comprend.Tout ceci n’est sans doute que la partie visible de l’iceberg. L’explosion du marché de la santé depuis quelques décennies a rendu l’industrie pharmaceutique et plus largement, celle des “sciences de la vie”, très riche et donc très puissante. En France le lobby pharmaceutique est chez lui dans les couloirs de l’Assemblée ou de l’Afssaps et fait ce qu’il veut. Même un scandale tel le Médiator n’est qu’un hoquet passager sur la route de l’empoisonnement général au profit d’une minorité.

Les médias, qui tirent une bonne partie de leurs revenus publicitaires de cette industrie, n’osent rien dire qui ne puisse se cacher. Mais le délire de la rentabilité à tous crins porté par les dangereux fous-furieux en costumes trois pièces qui contrôlent ces entreprises a peut-être fait émerger un effet potentiellement très dommageable pour leur propre devenir: la contamination du monde de la recherche académique par le dieu Rentabilité a transformé la bonne terre scientifique en un marécage fumant (pour ne pas dire fumiste) dans lequel s’enfonce une industrie dont l’avenir dépends beaucoup plus de la publicité que de l’utilité.

 

Sur le même sujet:

https://zerhubarbeblog.net/2015/06/29/la-moitie-des-etudes-biomedicales-seraient-fausses-selon-the-lancet/

https://zerhubarbeblog.net/2017/10/18/la-plupart-des-articles-scientifiques-nont-aucune-valeur/

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

4 réponses

  1. Anonymous

    Il n’est pas impossible que la décomposition actuelle des principes déontologiques de l’activité scientifique, sous son jour académique en particulier, soit un signe avant-coureur de ce qui pourrait advenir à plus ou moins brève échéance :

    “La biologie de synthèse semble vouloir renouveler avec le vivant la gigantesque opération technique et financière réussie par la Recherche & Développement en microélectronique. Même afflux de capitaux autour d’une bulle de spéculations plus ou moins bien fondées. L’idée serait cette fois de prendre le relais de la chimie dans l’industrie, rien de moins, et dans les domaines clés que sont l’énergie, l’alimentation, la médecine…”

    Bernard Puech, à propos du livre de Bernadette Bensaude-Vincent et Dorothée Benoit-Browaeys, QUE FAIRE DE LA BIOLOGIE DE SYNTHESE ? Editions du Seuil, 2011

    http://www.nonfiction.fr/article-5317-que_faire_de_la_biologie_de_synthese_.htm

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