Semer des graines de doute – Feuillet 4

Feuillet précédant                     Introduction

Deuxième partie : La nature du doute

Autant la première partie de ce travail tente de donner le contexte général dans lequel s’inscrit la nécessité du doute, autant cette seconde partie tente de répondre à la question de « qu’est ce que le doute, de quoi est-il le nom ? » au travers d’une analyse de notre manière de penser, de prendre en compte la réalité. Premièrement une introduction au mythe de la méthode scientifique, qui recouvre parfois d’un voile d’infaillibilité les résultats plus ou moins scientifiques qui s’en réclament. Ensuite une introduction à la pensée réelle, métaphorique, intégrée au corps et en opposition avec le mythe de la pensée rationnelle, éthérée et universelle. Un auteur, Olivier Clerc, également directeur de la collection « Les dix plus gros mensonges sur… », nous livrera ensuite son parcours de questionnement.

Une démarche de Recherche-Action

Ce travail s’inscrivant dans une démarche de Recherche-Action qui, « à l’inverse de la recherche fondamentale, a pour postulat que de l’action peut naître des connaissances, et, à l’inverse de la recherche appliquée, que l’action se construit à travers un questionnement des apports de la recherche1 ». En 1986 la Recherche-Action était définie lors d’un colloque de l’Institut National de Recherche Pédagogique comme suit : « recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité ; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations2 ».

L’expérience du doute est ontologiquement une démarche de Recherche-Action (RA) du fait qu’elle implique directement celui ou celle qui doute, qui questionne, et qui vise sinon à transformer la réalité, du moins à en transformer notre compréhension. Dans le cadre de ce travail j’analyse ma propre posture et mon action face à des questionnements de « vérités officielles » qui participent au formatage social.

Dans le cadre du CIL (Certificat d’Initiative Local) réalisé précédemment, la RA était intimement liée à une perspective de développement local – en l’occurrence, le développement d’une monnaie locale complémentaire en pays Sud-Bourgogne. Le CIRAL est fondé sur une perspective locale et internationale : l’action locale dans un contexte informationnel en grande partie international. L’action locale sera développée en troisième partie.

La démarche scientifique

 Richard Feynman, génie extraordinaire3 et Prix Nobel de Physique en 1965, défendait la primauté du doute et le voyait non pas comme une faiblesse de notre capacité à savoir mais comme l’essence de toute connaissance. Pour lui l’alternative à l’incertitude est l’autoritarisme, contre lequel la science s’est battue pendant des siècles. Ce n’est qu’en comprenant et intégrant la notion d’incertitude que les gens peuvent espérer évaluer les multiples assertions dont on les bombarde jour après jour. La capacité de rester sceptique, de douter raisonnablement de la réalité de tout résultat, d’accepter de remettre en cause n’importe quel paradigme au vu d’éléments nouveaux est l’essence même de la démarche scientifique au sens large.

Ce terme de « démarche scientifique » recouvre en fait de nombreux concepts variant selon les époques, et ceux qui s’en réclament omettent généralement de spécifier de quelle démarche, précisément, ils relèvent. Dans les cas où la science est associée à la politique et aux affaires, notamment (mais pas seulement) dans le domaine dit des « sciences de la vie », la référence à la démarche scientifique est souvent un argument marketing visant à manipuler le public (le rassurer ou l’effrayer, selon les cas): comme le dit le journaliste scientifique Michel de Pracontal sur son blog4, « …même si la recherche de la vérité reste l’idéal de la démarche scientifique, la pratique quotidienne est souvent aux antipodes de cet idéal. L’OMS (organisation mondiale de la santé) a lancé une alerte mondiale à propos d’un virus de grippe, le H1N1, qui ne s’est pas révélé particulièrement dangereux; le risque supposé associé à l’utilisation des téléphones portables a été «officialisé» par la même OMS alors qu’aucune preuve scientifique solide ne l’établit; à l’inverse, dans l’affaire du Mediator, les experts en pharmaco-épidémiologie les plus réputés sont passés à côté d’un risque réel qu’ils avaient sous le nez et qu’ils n’ont pas dénoncé. Ces distorsions de la démarche scientifique sont devenues trop fréquentes pour qu’on puisse les considérer comme de simples accidents de parcours. La science contemporaine est sortie de sa tour d’ivoire. Elle ne travaille pas dans un domaine protégé, elle est de plus en plus prises dans des enjeux sociaux, politiques, économiques.» Ainsi, sur base du postulat présenté en introduction affirmant que les Etats qui gèrent ces enjeux sont en grande partie aux mains d’intérêts particuliers, il devient excessivement difficile de continuer à croire à la bonne foi des communicants représentant ces intérêts lorsqu’ils se drapent, avec toute l’arrogance requise, dans le voile immaculé de la neutralité scientifique.

La notion de modèle est également devenue centrale au débat scientifique mais aussi économique et social. Les phrases du type « Nos modèles démontrent que… » laissent entendre que ces modèles représentent la réalité, alors que par définition un modèle est une version radicalement simplifiée d’une réalité trop complexe pour être étudiée telle quelle, et dont le fonctionnement va dépendre des hypothèses et conditions initiales choisies par les concepteurs dudit modèle – et qui seront modifiées au fil de la recherche afin de « coller » au mieux avec la réalité observée ou d’évaluer des scénarii différents. Mais il est impossible pour une personne non directement impliquée dans ce type de recherche (et encore) d’en évaluer la pertinence, que ce soit en science économique, sociale, climatique ou tout autre domaine soumis à des comportements chaotiques et/ou basé sur des propositions non soumises au principe de réfutabilité5. En l’absence de toute possibilité de preuve de telle ou telle proposition, nous sommes constamment obligés de choisir entre croire et douter. Et ce sans même pouvoir se rattacher au fil rouge que serait une méthode scientifique unique applicable partout car, comme l’écrivait en 1999 le philosophe des sciences Dominique Lecourt6 : « … il n’y a pas de méthode scientifique, du moins considérée abstraitement comme un ensemble de règles fixes et universelles régissant l’ensemble de l’activité scientifique »7. Quelle que soit la méthode utilisée, la recherche n’existe pas dans un vide absolu : les choses se construisent les unes après les autres, la compréhension avance par étapes, les uns basent leur recherche sur des propositions ou résultats antérieurs générés par d’autres, et quelques fois sur leurs erreurs.

La complexité des sujets invite souvent à ne prendre en compte qu’un aspect, celui qui nous arrange le mieux. Le but de la communication partisane étant de ne laisser aucune place au doute au sein d’une population essentiellement non avertie, il s’agit en premier lieu de repérer les éléments qui cachent peut être une réalité fort différente de celle ainsi promulguée. Développons quelques peu deux de ces éléments, qui sont la présentation d’hypothèses comme étant des vérités, et l’usage des chiffres.

Vessies et lanternes

Le graal du charlatanisme fut longtemps la transmutation magique du plomb en or. Je dirais qu’aujourd’hui le charlatan moderne s’appelle un communicant et son but est la transmutation d’hypothèses et de théories en vérités par l’application de formules tout aussi magiques. Le sommet de l’art fut atteint dans les années 80 par la formule de Margaret Thatcher « There is no alternative », TINA pour les intimes, que l’on nous ressert sans cesse depuis lors : hors l’approche néocapitaliste point de salut. L’usage d’hypothèses ou de constructions théoriques présentées comme des vérités ou des réalités tangibles est omniprésent : « Il faut réduire la dette pour calmer les marchés ! » est une incantation basée sur l’idée que « les marchés » sont quelqu’un de rationnel qui s’inquiète pour notre avenir, et qu’il faut les laisser nous guider. L’affirmation souvent entendue « Du fait du réchauffement climatique il est nécessaire de … » transforme une hypothèse (le réchauffement anthropique) en certitude, sans prendre en compte le fait que si cette hypothèse est fausse les recommandations qui en découlent seront sans doute inappropriées voir contre-productives. Le darwinisme social fut en son temps une interprétation abusive d’une hypothèse scientifique afin de justifier des méthodes de gestion sociale brutales. De même, la communication publique est généralement orientée et ne reflète pas la réalité des « choix » possibles. Prenons l’exemple de la vaccination contre la grippe saisonnière : le site de l’assurance maladie ameli.fr dit clairement « Le virus de la grippe sévit habituellement d’octobre à mars. Parce qu’il évolue chaque année, il est indispensable de s’en protéger et de se faire vacciner » . Mais on peut lire par ailleurs sur un site médical8 que «Le choix est donc le suivant, il n’y en pas d’autre : (a) Je me vaccine cette année puis tous les ans contre la grippe car je ne veux pas prendre de risque vis-à-vis de cette maladie et j’accepte les risques liés aux vaccins.  (b) Je suis prêt à prendre le risque d’attraper la grippe (tous les 15 ans en moyenne) avec les risques qui vont avec et je ne me vaccine jamais contre cette maladie ». Pourquoi l’assurance maladie n’informe t-elle pas le public que d’une part il y a un vrai choix possible, et que d’autre part la vaccination n’est pas non plus sans risques ? L’intérêt commercial des fabricants (en l’occurrence, des laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent les vaccins) est un facteur fondamental de la politique sanitaire française. L’affaire du Médiator de Servier a mis sur la place publique l’inces-tueuse relation entre le lobby pharmaceutique et l’Afssaps9. Le même problème fut identifié par un rapport du Conseil de l’Europe suite à l’affaire de la vaccination H1N1 en 2009 : « L’Assemblée fait état d’un grave manque de transparence dans les prises de décisions liées à la pandémie, qui soulève des préoccupations concernant l’influence que l’industrie pharmaceutique a pu exercer sur certaines décisions parmi les plus importantes 10». Les communicants médiatiques sont formés et payés pour ne laisser qu’un nombre le plus restreint possible de choix au public au travers d’une information orientée, incomplète voire fausse.

De la statistique

Des livres ont été écrits sur le mauvais usage des chiffres dans la communication publique, je me focalise ici sur deux notions qui me paraissent essentielles pour l’analyse d’affirmations douteuses : celle de précision et celle d’incertitude. Sur la première, il y a une différence fondamentale entre le fait d’être précis et celui d’être exact (proche de la vérité). Le rapport entre précision et exactitude dépend du contexte et de la méthode, éléments le plus souvent absents de la communication publique qui fait souvent passer l’un pour l’autre : il est précis d’affirmer que le nombre d’infractions relevées au code de la route hors stationnement en France est passé de 5 045 976 en 2005 à 14 916 67711 en 2010 mais inexact d’en déduire que le nombre d’infractions a augmenté car ce chiffre est essentiellement dû à l’augmentation du nombre de radars. Les infractions existaient avant mais n’étaient pas détectées. Et il est tout aussi inexact de dire que l’augmentation des radars induit la baisse de la mortalité routière, qui descend régulièrement depuis son pic en 1972 et dont aucun effet « radar » n’est démontré de manière significative. Ceci nous amène à la notion d’incertitude et donc des probabilités, arme absolue des communicants car l’outil statistique, utilisé hors contexte approprié, est l’équivalent mathématique de la novlangue orwellienne. C’est au Premier Ministre britannique Benjamin Disraeli que l’on attribue généralement ce bon mot : « Il y a trois types de mensonges : les mensonges, les mensonges éhontés et les statistiques12 ». Les statistiques et particulièrement les probabilités ne s’appliquent que dans un contexte d’incertitude, et non pas d’ignorance. On peut déterminer que la probabilité qu’un dé tombe sur le 2 est de 1/6 car on sait que le dé a six faces équivalentes. Si on ignore le nombre de faces du dé, ce calcul n’a plus de sens. Il existe au moins deux grandes approches pour calculer la probabilité de 1/6 de notre dé : soit par l’examen physique de l’objet, qui nous permet de définir que les six faces sont bien équivalentes et que donc il n’y a aucune raison qu’une des faces sorte plus souvent qu’une autre (le méthode dite Bayésienne). Soit par l’expérimentation : on jette le dé un grand nombre de fois et ensuite on tabule le nombre de sortie de chaque face. Si le dé n’est pas pipé, on aura effectivement à peu près 1/6 par face (c’est la méthode dite classique ou encore fréquentiste). Donc le calcul probabiliste ne s’applique que si l’on connaît suffisamment l’objet concerné, et/ou si l’on dispose d’un nombre significatif de mesures répétées dans un contexte donné. Or il existe de très nombreux cas pour lesquels on ne connaît pas toutes les caractéristiques du système et ou l’on ne possède pas d’informations sur sa répétabilité! De même, l’avis des experts n’a de valeur, en termes de probabilité, que si leurs prévisions « collent » statistiquement à la réalité. Un turfiste confirmé est reconnu comme tel si ses prévisions sur le champ de courses sont le plus souvent proches des résultats réels des courses, mais si cette vérification par le réel n’est pas possible l’avis des experts reste un avis avec valeur statistique nulle – on ne peut pas le transformer en une probabilité. Le mathématicien Benoît Rittaud13 en fait la démonstration dans le cadre des « probabilités » associées aux divers scénarii climatiques proposés par le GIEC.

3 Gleick J., Genius – The life and science of Richard Feynman, New York, Vintage Books, 1992

5 Une affirmation est dite réfutable s’il est possible de consigner une observation ou de mener une expérience qui, si elle était positive, entrerait en contradiction avec cette affirmation.

La réfutation résout à la fois le problème de la démarcation et celui de la validité :

Une proposition réfutable est réputée être une hypothèse scientifique. Si elle est réfutée elle cesse d’être valide.

En revanche, une proposition non réfutable (irréfutable au sens logique) est catégorisée comme méta-physique (ce qui ne signifie pas qu’elle est illégitime).

Par exemple, l’affirmation « toutes les corneilles sont noires » pourrait être réfutée en observant une corneille blanche.

Par contre « tous les humains sont mortels » est non réfutable, et donc non scientifique, parce que constater l’immortalité d’un humain, seule observation susceptible de la réfuter, est une expérience techniquement impossible. (Source : Wikipédia)

7 Il existe en fait de nombreuses et diverses méthodes scientifiques que l’on peut scinder en deux grands groupes : les méthodes exploratoires (l’expérimentation, l’observation, la modélisation) visant à découvrir de nouveaux principes, et les méthodes justificatives (déduction, induction et abduction) cherchant à distinguer le vrai du faux.

 

9 Afssaps : Agence Française de Sécurité Sanitaires des Produits de Santé

12 There are three kinds of lies : lies, damn lies and statistics.

13 Rittaud B., Le mythe climatique, Paris, Seuil, 2010

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

2 réponses

  1. Bradley

    Je prête au doute un caractère plus métaphysique et des effets systématiques sur le court terme qui selon moi mériteraient d’être étudiés de manière scientifiques. En tout cas, bravo pour votre travail.

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