Juges d’instruction, le problème du contrôle

L’actualité autour de la mise ne examen par le juge Gentil de Nicolas Sarkosy amène quelques remarques, ainsi que l’occasion de remettre sur le tapis la question de la pertinence du juge d’instruction, qui avait failli disparaître sous la houlette du sus-nommé.

L’extrême-droite UMP monte au créneau pour défendre son héros déchu. Accusation de partialité associée au fait que le juge Gentil ait, avec 81 autres magistrat, signé une pétition publiée par le Monde le 27 juin 2012 sous le titre “Agir contre la corruption, l’appel des juges contre la délinquance financière”. Alors que les appels signés par des magistrats pour attirer l’attention sur certains problèmes du fonctionnement judiciaire ne sont pas nouveaux et ne semblent pas être répréhensibles: par exemple le syndicat de la magistrature a publié une série de tribunes du même genre, et notamment cette lettre ouverte à NS en mai 2012.

Ce d’autant que le copinage entre responsables politiques et juges d’instruction n’a jamais été un problème pour la droite sarkozyste, l’exemple flagrant étant l’amitié revendiquée entre Sarkozy et le juge Courroye, les tentatives de ce dernier  pour étouffer l’affaire Woerth-Bettencourt (affaire dont il sera finalement dessaisi), et sa décoration de l’Ordre du Mérite en avril 2009 par… Sarkozy évidemment.

L’extrême-droite UMP semble aussi avoir oublié les parodies de justice menées par des juges “bienveillants”: Le cas Colonna, condamné à perpétuité pour le meurtre du préfet Erignac,  sans preuves. Et l’affaire Tarnac, opération policière commanditée par le pouvoir via une hiérarchie mafieuse (dont le fameux Squarcini) afin de faire mousser la “menace anarcho-autonome”. Au frais notamment (mais pas seulement) de Julien Coupat, emprisonné pendant six mois par le juge Fragnoli puis placé en liberté surveillée. Affaire qui se retourna finalement contre Sarkozy, Squarcini et Fragnoli en permettant d’exposer les barbouzeries policières et le monde kafkaïen que ces gens créent et entretiennent pour contourner les fondements institutionnels. Lire à ce sujet “Tarnac, magasin général”, de David Dufresne!

Au-delà des affaires politico-judiciaires, qui font beaucoup de bruit mais ne concernent au final que peu de gens, se pose la question de la corruption judiciaire en général, que tout justiciable peut rencontrer. Eric de Montgolfier s’est battu pendant plus d’une décennie contre la mafia infestant les tribunaux niçois. Un juge de Béthune, Pierre Pichoff, est mis en examen pour corruption passive en 2011, et il n’en était pas à son coup d’essai. On trouve un certain nombre de citoyen estimant avoir eu affaires à des juges corrompus, et qui l’expriment (de manière souvent véhémente) tel ici ou la.

On se doute que la corruption est nettement plus large que ce qui remonte aux oreilles de la presse, vu que contester une décision judiciaire visiblement inique est très difficile pour le “justiciable moyen”. La menace à peine voilée de représailles, ou une petite garde à vue bien sentie, suffira généralement à décourager les plus braves.

Et là est tout le problème du juge d’instruction: sa grande autonomie d’action et son indépendance lui permettent, s’il est parfaitement honnête, de faire avancer des dossiers complexes ou politiquement protégés, mais ces mêmes éléments lui permettent tout aussi bien d’agir en tant que dictateur et briseur de vies dans d’ignobles parodies de justice. Les juges d’instruction sont, avec le parquet bien sûr, les seuls à pouvoir recourir légalement à la torture pour obtenir des aveux. La torture, c’est la garde à vue humiliante, la manipulation psychologique par les policiers, la détention provisoire de gens contre lesquels on a rien de concret mais que l’on espère faire “craquer” et s’offrir ainsi un “coupable” – car rien de pire pour un juge que de ne pas trouver de coupable. Cette méthode de la détention provisoire fut notoirement utilisée par Eva Joly lorsqu’elle traitait l’affaire Elf, incarcérant Loik Le Floch-Prigent (PDG de Elf dans les années 1989-1993) – dont une maladie de peau rendait cette situation particulièrement inconfortable – pour le casser.

On peut appeler cela comme on veut, ça reste de la torture et des milliers de gens y sont soumis chaque année. Cet accès trop facile à l’usage de la torture par les juges d’instruction fut encadré en 2000 par la loi Guigou, en l’obligeant à passer par un juge des libertés et de la détention qui statue sur la mise en détention provisoire de toute personne mise en examen. Mais on ne peut pas dire que les choses aient beaucoup évolué, et on pouvait lire dans le rapport 2007 de la Commission de suivie de la Détention Provisoire:

La gestion des flux de prévenus en comparution immédiate pose deux questions majeures, une fois rappelé que le développement de cette procédure est demeuré et reste aujourd’hui sans effet substantiel sur les évolutions quantitatives de la détention provisoire (cf. ci avant). La première question est relative à la détention des prévenus dans l’enceinte du tribunal, qui peut aller jusqu’à vingt heures après une garde à vue. L’observation que la Commission a faite des « petits dépôts » qu’elle a visités amène à faire penser qu’un vigoureux effort d’amélioration de ces locaux, dont l’état est indigne, est nécessaire. Il est d’ailleurs ardemment demandé par les responsables des juridictions. On a épilogué longtemps sur le « dépôt » du Palais de justice de Paris ; on ne doit pas oublier pour autant le sort, certes pas plus enviable, des dépôts dans les autres juridictions.
La seconde question est relative à la détention provisoire qui accompagne la comparution immédiate pour certains prévenus. Au contraire de la détention provisoire en général, qui ne cesse, on l’a dit, de s’allonger, celle-ci demeure très brève : quelques jours, quelques semaines au plus. Mais d’une part, si brève soit elle, elle n’épargne pas au prévenu le choc de l’incarcération, alors même qu’il est récidiviste.
D’autre part, on peut se demander s’il n’appartient pas à l’administration pénitentiaire de tenir compte, dans son appréhension des personnes détenues, de celles qui sont là pour peu de temps et qui appellent vraisemblablement un sort différent de celui des autres prévenus, a fortiori des détenus. Faut-il encore admettre que ces catégories soient mêlées et que l’approche qui en est faite soit identique ?

L’indécence des locaux et la brutalité de l’expérience font partie intégrante de la méthode visant à casser le prévenu, et il est naïf de croire que l’institution judiciaire puisse d’elle-même chercher à rendre ses méthodes moins efficaces!

Du fait de l’indépendance de son statut et du pouvoir quasi absolu dont il dispose, le système du juge d’instruction ne peut fonctionner qu’avec des juges parfaitement honnêtes. Malheureusement, selon le vieil adage – vérifié en toutes circonstances – que “le pouvoir tend à corrompre , et le pouvoir absolu corrompt absolument” le danger d’injustice qu’entraîne cette fonction compense sans doute largement ses bénéfices.

Cela dit, les juges d’instruction s’occupent de 5% des affaires pénales, contre 95% traitées par le parquet. A la différence du parquet, qui décide a priori s’il désire ou non poursuivre une affaire (et le poids des pressions politiques dans ce choix est évidemment prépondérant, le parquet étant de facto subordonné à l’exécutif), le juge d’instruction poursuivra toutes les affaires qui lui sont soumises – et c’est donc actuellement le seul moyen de shunter la pression politique sur le judiciaire – pour autant que le juge soit “propre”, et on en revient au même problème.

Éliminer le juge d’instruction au profit du parquet (la proposition de Sarkozy en 2009) reviendrait à la perte définitive du peu qu’il reste de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire – séparation qui est pourtant un pilier fondamental de toute démocratie. Mais faut-il pour autant se satisfaire d’une telle soumission à des magistrats dont nous ne mesurons ni les motivations ni les compétences réelles? Comment associer l’exigence démocratique (qui implique l’indépendance judiciaire) avec l’exigence éthique qui ne peut se satisfaire de la soumission à une quelconque toute-puissance existant hors de tout contrôle démocratique?

En fait la question est: qui contrôle les juges? Fondamentalement, ce ne peut qu’être le peuple lui-même.

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

5 réponses

  1. Bradley

    Vous portez un regard sur la juge Eva Joly qui m’avait totalement échappé jusqu’ici. Et tout compte fait, vous pourriez bien avoir raison. Comme quoi il faut toujours se méfier des apparences.

  2. 1- Vous parlez surtout de copinages entre politiques et magistrats dans des affaires déjà largement médiatisées.
    Vous devriez parler davantage des copinages entre notabilités locales et magistrats dans des affaires de tous les jours qui, comme vous l’écrivez, restent ignorées compte tenu des risques des justiciables, alors qu’elles intéressent un beaucoup plus grand nombre de citoyens.
    Pour un exemple révélateur et bien documenté en quelques lignes puis en quelques pages puis avec autant de détails et preuves que souhaité lancez une recherche sur Internet avec les mots “dérives justice au quotidien” et cliquez sur le 1er résultat (sur 1 100 000).
    Cet exemple n’a jamais fait l’objet de la moindre poursuite car, vu sa facilité de lecture et la solidité de ses preuves, une telle action ne ferait qu’augmenter la “publicité” des magistrats concernés.

    2- Vous citez des citoyens qui s’expriment “ici ou là” (ce sont les mêmes) de façon “souvent véhémente” (mais illisible donc pratiquement sans effet).
    Vous devriez aussi citer d’autres sites citoyens qui, s’exprimant de façon plus posée avec de meilleures méthodes et de meilleurs outils ont un impact médiatique beaucoup plus important.
    Pour précisions, lancez une recherche sur Internet avec les mots “justice sous contrôle peuple” et cliquez sur le 1er résultat sur 6 770 000 (1 000 visiteurs par mois en 2013, 600 en 2012) .

    3- Nous sommes ouverts à toute collaboration d’intérêt commun avec des journalistes vraiment indépendants.

    Merci de bien vouloir retransmettre ce message à toutes vos relations susceptibles d’être intéressées, notamment Médiapart.

    Alexandre STEIN
    25 rue Goethe
    67000 STRASBOURG
    03 88 61 74 07

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