La Cliodynamique, une méthode scientifique pour prédire les crises sociales

Les crises sociales, historiques telle la chute de l’Empire Romain, ou actuelles tel le shutdown américain, sont-elles soumises à des règles que la science peut découvrir, comprendre et modéliser pour prédire l’avenir? Voilà qui flaire bon le scientisme bon marché, mais l’affaire semble nettement plus sérieuse car un modèle a été développé et semble bien coller avec la réalité historique.

Appelée Cliodynamique par son inventeur, le mathématicien Peter Turchin, professeur d'”écologie mathématique” à l’Université du Connecticut, la capacité prédictive de cette nouvelle science attire l’attention de nombreux sociologues. Avant de s’intéresser à l’Histoire, Turchin a énormément travaillé sur la dynamique des populations animales. Il développe ce nouveau modèle depuis quinze ans, l’ayant testé sur base des données historiques telles le développement des grandes religions, ou la montée et la chute des empires, La Cliodynamique utilise les vastes volumes de données disponibles à tout un chacun pour tirer des règles statistiques génériques, qui ensuite fondent le modèle. A l’inverse de la démarche historienne classique, qui contextualise et personnifie les acteurs historiques afin de former des récits ayant du sens, la Cliodynamique généralise les faits et processus historiques pour en tirer des règles applicables quelle que soit la période ou le contexte historique particulier.

Partant du principe que le sort d’un empire dépend principalement de sa cohésion sociale, Turchin a commencé par analyser trois grandes civilisations, la République de Rome, l’Europe médiévale et la Russie tsariste, à la recherche des moments de violence collective (assassinats politiques, révoltes, etc..) ayant marqué ces époques. Il a pu en déduire que ces trois civilisations répondent toutes à la même combinaison de deux cycles superposés, l’un d’une durée de deux à trois siècles et l’autre, d’une cinquantaine d’années.

Pour Turchin, l’explication la plus plausible pour le cycle long nous vient d’une idée développée dans les années 80 par Jack Goldstone de l’Université George Masson, Virginie: la théorie démographico-structurelle. Celle-ci propose que, dans toute civilisation relativement prospère, la croissance de la population et/ou le développement technologique mène à une sous-utilisation de la main d’oeuvre disponible (chômage, en termes actuels) dont l’effet premier est l’accélération de l’enrichissement des élites, qui peuvent jouer de cette concurrence de main d’oeuvre pour “optimiser” leur rentabilité. Mais dans un deuxième temps, l’accroissement de l’élite elle-même (via l’accès généralisé aux études supérieures par exemple) crée un état de compétition au sein même de l’élite, où il n’y a plus assez de places au soleil pour tout le monde. Les factions se montent les unes contre les autres, la cohésion sociale de la civilisation ou de l’Etat en question diminue, l’Etat perd le contrôle de la population, la violence et l’anarchie s’installent jusqu’au moment où la faction victorieuse des élites redevient un petit groupe homogène et le cycle recommence.

Selon ce modèle, la violence sociale ne survient pas au moment où les classes industrieuses voient leurs conditions de vie stagner ou diminuer, mais une ou deux générations plus tard, une fois que l’élite a suffisamment gonflé pour se factionnaliser. Voilà pour le cycle long, pour le cycle court Turchin est moins certain: son explication actuelle étant que les gens nés en période instable recherchent avant tout une société stable et ordonnée, et à l’inverse ceux nés en période stable seraient plus disposés à changer les choses – d’où cette oscillation sur une cinquantaine d’années entre ordre et désordre avec une crise en fin de chaque cycle.

L’application du modèle aux civilisations des derniers millénaires ainsi qu’à l’histoire, récente, des USA colle plutôt bien à la réalité, même si les historiens font remarquer que ce modèle est trop simple pour en faire un outil prédictif, ne prenant pas en compte par exemple les catastrophes naturelles, les changements climatiques ou les “grands hommes” qui ont marqué l’Histoire de leur empreinte. Tuchin le reconnaît volontiers, ce qui ne l’empêche pas de penser que ce modèle permet de voir venir les grands changements de société. En 2010 il mit sa réputation en ligne en prédisant que l’instabilité politique aux USA et en Europe allait croître fortement dans la décennie à venir (voir http://www.nature.com/nature/journal/v463/n7281/full/463608a.html). Dans une étude publiée en 2012, il prévoit que les deux cycles décrits ci-dessus seront en conjonction, toujours aux USA et en Europe, aux alentours de 2020. Et pour Turchin toujours, l’actuelle – et prévisible – crise américaine du “shutdown” gouvernemental est le signe que le combat pour la survie au sein des élites, après une période de croissance et d’enrichissement fabuleuse sur le dos de la population générale, a réellement commencé.

Il a des idées pour éloigner, ou du moins amoindrir le choc à venir car trois facteurs économiques principaux sont en jeu, facteurs que la société peut contrôler dans une certaine mesure: la production par habitant, l’équilibre entre l’offre et la demande d’emploi, et le niveau d’inégalité que la société est capable d’accepter à tel instant. Pour faire court, une civilisation survivra d’autant mieux que ses citoyens ont tous une activité productrice de quelque chose et que l’élite reste très petite. Les conséquences de ce résultat ne sont pas évidentes à accepter car on lira entre les lignes une forme de protectionnisme, de contrôle des populations (pour limiter le chômage) et d’un accès limité aux filières qui mènent à l’élite.

Ce modèle n’est bien sûr pas une panacée mais il a le mérite d’une corrélation avec la réalité plutôt surprenante dans le domaine des sciences sociales. Il est aussi, à mon avis, à mettre en relation avec la théorie des classes de loisir de Thorstein Veblen, que j’ai souvent commentée dans ce blog par ailleurs (voir par exemple http://zerhubarbeblog.net/blog/2010/05/16/letat-predateur/) et qui donne une définition utilisable des élites (ou classes de loisirs) par rapport au reste de la population censée produire (ou classes industrieuses chez Veblen). Les conceptions de l’élite chez Turchin et chez Veblen ne sont pas identiques, mais dans les deux cas on retrouve dans leurs caractéristiques la consommation ostentatoire (qui, chez Turchin, pousse à l’endettement de l’Etat pour la financer), la faible productivité et un rôle de cohésion sociale – en tant que régulateur pour Turchin et en tant que “créateur de raison d’être” chez Veblen – un sportif grassement payé, par exemple, étant socialement acceptable malgré sa productivité nulle du fait qu’il symbolise une forme d’idéal, tout comme un grand homme d’Etat ou un grand guerrier.

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

1 réponse

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.