Fascinant entretien de l’écrivain et militant Erri De Luca ce matin sur France Culture. Actuellement jugé par la justice italienne pour incitation au sabotage de la ligne TGV Lyon-Turin, l’auteur à succès encours 8 mois de prison si reconnu coupable le 19 octobre prochain.
En janvier dernier plusieurs dizaines de militants anti-TGV avaient été condamnés à de la prison ferme pour heurts avec la police, mais dans le cas de Erri de Luca il s’agirait alors d’une condamnation de ses propos. Selon cet article de rfi (1):
Erri De Luca est accusé d’incitation au sabotage, parce qu’il a prononcé les mots qui suivent, dans un entretien accordé au Huffington Post italien le 1er septembre 2013 : « Il faut saboter le projet de TGV Lyon-Turin ». Peu après, la société franco-italienne en charge de la réalisation du projet ferroviaire avait porté plainte pour incitation au sabotage.
Mercredi, on a vu Erri De Luca, devant le tribunal de Turin, bien déterminé à défendre sa liberté d’expression. Il a affirmé que « le verbe saboter est noble ». « Même Gandhi l’utilisait » a-t-il dit. En clair, Erri De Luca refuse la limitation de sens donné au verbe saboter. « Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle », soutient-il. Mais le procureur a affirmé qu’il ne pouvait y avoir ambiguïté et qu’il s’agit bien d’incitation au délit.
L’avocat Gianluca Vitale estime qu’il s’agit d’un « procès politique contre la liberté d’expression et contre le mouvement No Tav ».
Et toujours selon rfi, les causes de l’opposition à cette ligne sont:
… que le projet impose le percement d’un tunnel sous les Alpes dans une roche truffée de matériaux radioactifs, et que la perforation de la montagne va mettre à l’air libre ces matériaux. Ce qui entraînerait des risques pour la santé des habitants et pour l’environnement.
Par ailleurs, les opposants au TGV estiment que le projet est bien trop coûteux et qu’il ne permettra pas de supprimer le passage routier « d’un million de camions par an entre l’Italie et la France », contrairement à ce qu’affirment ses défenseurs.
Mais au-delà de la question du TGV et du procès en cours, c’est la philosophie de Erri de Luca qui est mise en lumière par cet interview, réécoutable sur le site de France Culture. (2)
D’une part, Erri de Luca fait la distinction entre légalité et justice, problème fondamental des sociétés gérées par des technocrates et des juristes. La justice est avant tout une question morale, la légalité étant le résultat d’un rapport de force entre intérêts divergents, notamment les intérêts du pouvoir et les intérêts des peuples. Plus ce rapport de force s’établi dans l’opacité, plus la légalité s’éloigne du principe de justice. C’est flagrant au jour le jour, mais parfois poussé à la caricature comme dans le cas des négociation TAFTA.
Ensuite De Luca assume complètement la décision qui sera rendue par la Cour dans quelques jours: étant jugé pour des mots et non pas pour des actes, il estime inopportun de faire appel en cas de condamnation: ses mots sont connus et chacun a accès à un dictionnaire, rien ne sert de rechercher ailleurs de nouvelles interprétations de ses paroles. Il a dit ce qu’il a dit. Et considère qu’à son age la notion de liberté a plus à voir avec l’esprit que l’espace physique. Si condamné, il utilisera ces quelques mois d’internement comme une “période de repos”. J’avoue avoir du mal à imaginer comment se faire racketer et sodomiser par des brutes et des mafieux dans des cellules surpeuplées peut s’assimiler à une “période de repos”, mais peut-être le système pénitentiaire italien n’a t’il pas encore atteint le niveau de déliquescence de son équivalent français. Quand on lui demande s’il tenterait de se sauver en cas de condamnation, il dit que non car il dispose déjà de la liberté de l’âme.
Cette affaire pose encore une fois le problème de la liberté d’expression. Dans le cas de De Luca, le fait qu’il soit un personnage connu aggrave son cas, du fait de l’influence qu’aurait ses paroles. Pour le procureur turinois, « en raison de sa notoriété internationale, ses paroles ont un poids déterminant et ses phrases une force suggestive ». Et donc « on ne peut invoquer la liberté d’expressions dans ce cas ». Argument contesté par la défense, qui demande la preuve que les paroles de De Luca ont eut un effet sur les militants (aucun sabotage n’ayant eu lieu).
«On n’emprisonne pas Voltaire ! » s’était écrié de Gaulle lorsque Jean-Paul Sartre avait signé, en 1960, le manifeste « des 121 », qui affirmait le droit à l’insoumission durant la guerre d’Algérie : sage comportement. Emprisonnera t-on Erri De Luca?