Une thématique fort à la mode en ce début 2017, suite notamment au Brexit et à l’élection de Donald Trump, est l’avènement d’un monde “post-factuel” où, selon la Tribune par exemple, “C’est une époque nouvelle où les faits n’auraient plus d’importance et où chacun se déterminerait davantage en fonction de ses opinions et de ses préjugés que d’une analyse froide et circonspecte de la réalité.(1)” Le Oxford Dictionary a même choisi le mot “post-truth”, ou “post-vérité”, comme mot de l’année 2016.
Mais là n’est pas l’objet de cet article, c’est juste une introduction commode à un sujet qui l’est beaucoup moins: notre notion fondamentale qu’il y a un lien fort entre notre survie, au sens large, et notre perception précise de la réalité du monde, serait fausse.
Certes, l’idée que notre perception du monde ne rend pas compte de toute la réalité “là dehors” n’est pas nouvelle: nous savons par exemple que nous ne voyons qu’une petite partie du spectre électromagnétique, et la plupart des gens aujourd’hui qui s’intéressent à la question se rangent sous la bannière du réalisme scientifique: ce que nous voyons est en général vrai, mais ne ne voyons pas tout ce qui est vrai. A l’extrême touchant à la métaphysique, il n’existe rien de réel en dehors de nos propres perceptions. Entre les deux, la théorie dite du desktop où l’écran de notre ordinateur est une métaphore de notre perception de la réalité.
Cette approche part du principe que l’agencement des icônes sur notre écran, qui ne représente en rien la réalité du fonctionnement de l’ordinateur (il n’existe rien de réel qui vive sous la forme d’un ‘e’ bleu à droite de l’écran par exemple) est par contre extrêmement utile pour la manipulation dudit ordinateur, bien plus que ne le serait le contact direct avec les éléments de la machine. En termes de survie dans un monde complexe, cette théorie dit que la représentation symbolique est plus utile que la représentation réaliste, et que l’évolution est basée non pas sur la capacité du vivant à percevoir précisément la réalité, mais à développer une symbolique détachée de la “réalité” beaucoup plus performante.
C’est tout à fait contraire à notre façon habituelle de penser, où l’évidence semble être que mieux on cerne la réalité, mieux on survit. Si le tigre se pointe et que je ne le reconnait pas, c’est mal barré et seuls les descendants de ceux qui reconnaissent le tigre survivent. Et bien non.
Donald D. Hoffman (2), professeur en sciences cognitives à l’université de Californie, auteur de nombreux articles et d’un TED en 2015 sur ce même sujet (3), a démontré mathématiquement la chose suivante: selon l’évolution par sélection naturelle, un organisme qui voit la réalité telle qu’elle est ne sera jamais plus apte (et le plus souvent moins apte) qu’un autre organisme de complexité équivalente qui ne sait rien de la réalité mais qui est optimisé pour l’utilité (tuned to fitness) (4). Autrement dit, il vaut mieux avoir une bonne interface avec le réel qu’une bonne connaissance du réel lui-même.
Au niveau de l’espèce, humaine ou autre, les “icônes” que sont tigres, serpents ou trains sont à peu près les mêmes pour nous tous et nous pouvons nous les échanger, mais elles ne sont pas la réalité. Nous ne connaissons pas la réalité, nous n’en percevons qu’une traduction dans un langage symbolique qui nous est directement utile, sans avoir à passer son temps (précieux dans le cas du tigre) a analyser tous les éléments réels sous-jacents.
L’élément de base de ce concept est la fitness function, ou fonction d’adaptation. Si vous êtes un poisson, vous avez une fonction linéaire vis-à-vis de l’eau: peu d’eau vous allez mal, plus d’eau vous allez mieux, beaucoup d’eau vous allez bien. En ce cas pas d’intérêt à ne pas connaître la réalité de l’eau, mais si vous êtes un mammifère terrestre tout change car votre fonction n’est plus linéaire: peu d’eau vous avez soif, trop d’eau vous vous noyez, il faut trouver juste ce qu’il faut d’eau. En ce cas il est plus efficace d’avoir une représentation symbolique de l’eau : trop d’eau ou pas assez, signal rouge. Le bon niveau, signal vert. C’est ce principe que démontre Hoffman.
Un monde d’illusions? Pas du tout selon Hoffman, car si l’évolution nous a laissé cette symbolique c’est qu’il y a une raison et que le tigre, même s’il n’existe pas “en vrai”, a néanmoins toutes les fonctions attendues du tigre et mérite d’être traité comme tel. Mais le fait qu’il faille le prendre au sérieux n’implique pas qu’il faille le prendre littéralement. Ces éléments, tigres, serpents ou trains selon les exemples donnés par Hoffman, n’ont pas d’existence propre. Ce sont des représentations mentales misent en oeuvre par notre système sensoriel pour nous avertir des conséquences de nos actions.
Partant, c’est tout l’espace-temps qui serait en fait notre interface avec la réalité qui elle, reste cachée. Tout comme les pixels qui composent l’icône de notre écran d’ordinateur n’ont rien à voir avec la réalité de l’ordinateur, les particules qui composent la matière font – feraient – partie de l’interface, pas de la réalité. Ce d’autant que ces particules ont un comportement quantique qui se révèle à travers l’observation, donc dépendant de l’observateur et non pas de ce quelque chose d’externe que l’on nommerait “réalité”.
Mais alors, quelle serait cette réalité? Il n’y pas de réponse du point de vue de cette théorie de l’interface, à cette question pour le moment, mais des hypothèses. Ce pourrait être une immense machine ou un champ d’information, nous ramenant ainsi à la théorie de l’univers holographique de David Bohm, théorie traitée par exemple sur ce blog via l’article “l’Univers, l’hologramme et nous” (5). Ce pourrait être un réseau d’entités conscientes, hypothèse actuellement favorisée par Hoffman: la seule réalité serait notre expérience consciente, et donc la réalité du monde la somme des expériences de toutes les consciences, et des interactions entre consciences. Il démontre notamment que d’un point de vue logique deux consciences qui interagissent sont l’équivalent d’une seule conscience unifiée, chose qui est par ailleurs démontrée au niveau des neurosciences: un cerveau humain dont les hémisphères sont séparées agit comme habité par deux consciences différentes, qui se rejoignent en une seule quand la liaison est reconstituée.
Intéressant de voir à quel point la recherche scientifique oscille entre la perception de la conscience comme étant un sous-produit de la complexité biologique, ou comme étant la source même de toutes choses.
Je termine sur une petite vidéo de Hoffman expliquant son concept en 2:12 minutes, et souhaite à tous les lecteurs et lectrices de ce blog une excellente année 2017! Une chose est sûre, si on y survit on ne va pas s’y ennuyer.
Edité le 13 mars 2018
Autre vidéo de David Hoffman:
Notes:
(1) http://afrique.latribune.fr/think-tank/tribunes/2017-01-06/bienvenus-dans-un-monde-post-factuel.html
(2) http://www.cogsci.uci.edu/~ddhoff/
(3) http://www.ted.com/talks/donald_hoffman_do_we_see_reality_as_it_is?share=1dfeab9462#t-49113 et http://cogsci.uci.edu/~ddhoff/PerceptualEvolution.pdf
(4) http://www.theatlantic.com/science/archive/2016/04/the-illusion-of-reality/479559/#article-comments
(5) https://zerhubarbeblog.net/2010/07/24/lunivers-lhologramme-et-nous/
[…] De l’imperceptibilité du réel. 11 janvier 2017 […]
[…] (1) https://zerhubarbeblog.net/2017/01/11/de-limperceptibilite-du-reel/ […]
[…] (3) https://zerhubarbeblog.net/2017/01/11/de-limperceptibilite-du-reel/ […]
[…] à l’hypothèse dite de l’écran d’ordinateur, présentée dans cet article « De l’imperceptibilité du réel » (2), qui propose – en gros – que tout ce que nous percevons ne sont que des […]