Le choc de la défaite d’Hillary Clinton face à Donald Trump a fait émerger toute une industrie médiatique sur le thème d’une collusion entre Trump et Poutine, allant jusqu’à prétendre que la nouvelle administration US est sans doute sous contrôle russe! Le point de départ de cette théorie du complot fut le dossier de Buzzfeed où un ex-agent britannique, Christopher Steele, publiait une enquête présentant Trump comme un “client” des Russes. A cela s’ajouta un rapport de la CIA accusant les Russes d’avoir piraté la campagne de Clinton. Dans les deux cas, accusations sans preuves mais suffisantes pour faire décoller la fusée conspirationniste anti-Trump et la transformation du camp Démocrate en un cirque de zombies tournant en rond en hurlant dans l’attente de LA preuve de la subordination de Trump à Poutine et l’impeachment définitif du monstre à la crinière orange.
Peu importe la réalité, tout ce qui a trait à Trump et aux Russes est signe de collusion anti-américaine. Par exemple le 18 juillet 2016, jour de la nomination de Trump en tant que candidat Républicain, le Washington Post annonçait que l’équipe Trump n’avait pas l’intention de fournir au Ukrainiens des armes lourdes pour se défendre contre les “rebelles” armés par les Russes. Preuve de collusion! Sauf que ce n’est rien d’autre que la continuation de la politique d’Obama, qui a toujours refusé – malgré les demandes des Européens notamment – de fournir lesdits Ukrainiens en armes lourdes… De manière générale la politique d’Obama a toujours été de ne pas confronter les Russes, que ce soit en Ukraine ou en Syrie, mais le fait que Trump continue dans la même voie est devenu un signe de trahison.
Le niveau d’hystérie du camp Démocrate, supposé être composé de gens intelligents et éduqués face aux abrutis, cathos extrémistes et autres prédateurs néo-libéraux du camp pro-Trump, commence à sérieusement inquiéter les hautes sphères dudit camp Démocrate qui voient venir un crash retentissant, ce faute de l’ombre d’une preuve d’une ingérence russe dans l’énorme merdier que sont aujourd’hui les US of A. Elles tentent donc de calmer le jeu en faisant appel, par exemple, à deux poids lourds pro-Obama issus des services secrets (tiens, encore eux), l’ex-boss de la CIA Michael Morell et l’ex-boss de la NSA James Clapper.
Morell fut un soutien de premier ordre d’Hillary Clinton et le premier haut placé à mettre le feu aux poudres, affirmant qu’en termes professionnels il dirait que Trump est un “agent malgré lui”, ou unwitting agent, recruté par Poutine au profit de la Fédération de Russie. Mais ce mercredi, lors d’une conférence, ce même Morell disait qu’il “doutait” de possibles collusions enter l’équipe Trump et les Russes. Et d’ajouter: “Sur la question de la campagne Trump conspirant avec les Russes, il y a de la fumée, mais aucun feu. Pas de petit feu de camp, pas de petite bougie, pas d’étincelle. Et il y a beaucoup de gens qui cherchent“.
Ensuite vint James Clapper, celui-là même qui mentait au Congrès en 2013 lorsqu’on lui demandait si la NSA espionnait les citoyens américains. Il avait répondu “non, enfin pas volontairement”. Gros mensonge comme on l’apprit grâce aux révélation de Snowden, mais Clapper était couvert par Obama. Clapper, donc, disant la semaine dernière qu’il n’avait aucun indice de collusion entre Trump et les Russes, ni d’indice de collusion pendant la campagne, mais qu’il pensait toujours que les Russes avaient hacké le serveur de mail des Démocrates en vue de favoriser Trump (2). Que cette dernière hypothèse soit vraie ou fausse, aucune preuve n’ayant été rendue publique et sachant que les services US ont les moyens de fabriquer à peu près n’importe quoi (3), n’a en soi rien à voir avec Trump ou son équipe.
Enfin et comme pour enfoncer le clou, un article du 9 mars dans Buzzfeed – celui-là même qui publia “l’enquête” de Christopher Steele sur Trump et ses supposés amis russes -rapporte les sentiments de la Senate Intelligence Committee, commission où siègent Républicains et Démocrates lancée voici un bon mois pour, justement, investiguer les allégations de collusion de l’équipe Trump avec les Russes (4). Où l’on lit ceci: “Même certains Démocrates de l’Intelligence Committee admettent aujourd’hui, après plusieurs briefings et enquêtes préliminaires, qu’ils n’espèrent plus trouver d’indices d’une collusion volontaire et active entre la campagne Trump et des agences russes connues, malgré que les enquêteurs viennent seulement de commencer l’analyse des données brutes. Au sein des forces vives de l’Intelligence Commitee, existe une frustration palpable autour de ce qu’un des officiers appelle les attentes “grossièrement gonflée” des conclusions de l’enquête.”
Ben Smith, éditeur en chef de ce même Buzzfeed, rajoute: “L’an dernier les critiques de Trump étaient horrifiés par la montée des fake news et le spectre d’une politique formée de faits alternatifs, surtout à droite. Ils doivent maintenant faire attention à ne pas succomber aux mêmes désillusions que leurs adversaires politiques, et à ne pas tomber dans une bulle qui prend sa force non pas dans les politiques conservatrices ou progressistes, mais dans la nature humaine.”
L’élite du parti Démocratique, après avoir allumé le feu du complotisme russo-trump, tente aujourd’hui de toutes ses forces de l’éteindre de peur d’être lui-même consumé. Mais, comme le dit Glenn Greenwald dans l’article du Intercept d’hier sur ce sujet, la tâche est ardue car vu le niveau de n’importnawak (bon, ça c’est moi qui le dit) jeté à la tête des partisans de ce parti depuis des mois, “de nombreux Démocrates sont arrivés au stade classique de conspirationnistes débiles où les faits qui invalident une théorie sont perçus comme autant de preuves nouvelles de sa validité, et où ceux qui pointent ces faits deviennent immédiatement suspects“. (5)
Cette affaire peut sembler américano-américaine, mais elle illustre la facilité avec laquelle une force politique associée à ses alliés médiatiques peut répondre à une situation de crise par une dérive orchestrée: une frustration, une rhétorique simpliste qui canalise cette frustration, et un ennemi désigné comme cause, le tout permettant à une classe dirigeante de manipuler un grand nombre de personnes. Cette technique est à l’oeuvre partout à des degrés divers, du nationalisme turc au FN français en passant par le Djihad islamique et les dérives xénophobes qui sévissent un peu partout.
L’important est que le point de départ, la frustration qui fait le terreau de ces réflexes totalitaires est le plus souvent bien réelle, même si les causes désignées ne le sont pas, ou marginales. L’émotion, le sentiment de frustration sont au cœur de l’élection de Trump ou encore du Brexit. Et, comme on commence à le voir avec les politiques de Trump qui compte supprimer le système de santé dont ses électeurs sont les premiers bénéficiaires, ou les difficultés sans contre-partie auxquelles les Anglais vont devoir faire face une fois que le Brexit sera réellement enclenché, ces émotions, bien réelles, sont bien souvent mauvaises conseillères.
Malheureusement le monde semble se diriger pleine balle vers une période où l’analyse, la raison ne seront plus qu’un murmure couvert par les hurlements nationalistes, communautaristes et religieux de peuples dont on aura nourri les frustrations. Et la faute en incombe, précisément, à l’abus de “raisonnable”, de matérialisme sans âme, de lois économiques doctement énoncées mais souvent fausses visant à délégitimer tout choix politique autre qu’utilitariste (le fameux TINA de Thatcher), et dont le vernis craquelé laisse apparaître un océan d’hypocrisie, de corruption, d’abus et d’injustices nourrissant cette fondamentale frustration.
En ces temps de choix politiques, il est urgent de laisser tomber la pensée magique de droite, de gauche ou de nulle part pour en revenir à des idées, des projets qui soient autre chose qu’autant de réponses simplistes et incohérentes, voire dangereuses, à des frustrations bien réelles. Donc commencer par analyser la nature de ces frustrations, ses causes et ses amplificateurs, et les routes possibles pour en sortir sans y perdre son âme.
Notes:
(2) http://www.mcclatchydc.com/news/politics-government/white-house/article136600203.html