Khan Cheikhoun, grand exercice de télé-réalité.

La télé-réalité classique est l’art de faire croire que les trucs débiles que l’on y voit sont “réels” au sens où il n’y aurait pas de script (1). La télé-réalité qui nous est fournie par l’establishment au travers des médias de masse n’a pas nécessairement de script préalable (il n’est donc pas nécessaire de toujours invoquer une théorie du complot), mais la nature de la chose médiatique fait que le script s’écrit au niveau du montage et de la présentation des événements, répondant à la demande (audimat, postures politiques, etc…) par le biais de “grilles de lecture”, ce qui veut dire en fait “scripts de montage”. L’épisode “Khan Cheikhoun”, dans sa version occidentale officielle du moins, a le script de montage suivant:

  1. Bachar-el-Assad décide, parce qu’il est un boucher, de balancer des armes chimiques sur une ville rebelle sans grande importance, parce qu’il le peut, se sachant couvert par les Russes.
  2. Trump se rend compte que Assad est effectivement un boucher et, malgré ses promesses électorales, décide d’intervenir en frappant une base syrienne. Il se dresse ainsi en grand moralisateur entendant faire comprendre à Assad ce que “ligne rouge” veut dire, chose que cette mauviette d’Obama n’a jamais osé faire.
  3. Trump récupère le support d’une bonne partie de l’establishment américain néoconservateur et interventionniste, et de toutes les bonnes âmes occidentales et arabisantes qui avaient pariés sur la chute rapide d’Assad en supportant l’opposition. Stratégie ayant mené à la situation catastrophique que l’on sait (mais ça faut pas le mettre dans le script bien sur).
  4. L’ordre naturel des choses est rétabli, avec un front clair dessiné entre les bons Américains et ces salauds de Russes.

Mais nous sommes en télé-réalité mondialisée, là où c’est le monde réel sous l’oeil de la caméra, donc ce script très formaté est fortement parasité par les contre-informations (ou les informations tout court) de tous bords, les comportements imprévus de certains acteurs, les références aux événements passés, et les analyses diverses et variées. Voici à mon avis les principaux parasites:

  1. Toute l’information relative aux événements de Khan Cheikhoun nous vient de sources sous contrôle rebelle / islamiste: Edlib Media Center (EMC) et les White Helmets. Les objectifs et actions réelles de ces derniers sont soumis à controverse, allant d’une mise à l’honneur dithyrambique chez les uns (2) à des accusations de mise en scène voir de meurtres chez les autres (3).
  2. Lors d’un événement similaire en 2013 à La Ghouta, une investigation de l’ONU n’avait pu démontrer l’implication du régime d’Assad dans cette attaque chimique au gaz Sarin, et de nombreux commentateurs penchent plutôt sur une action de l’opposition. Selon certaines personnes présentées comme “expertes” en matière de renseignement, tel le professeur du MIT Theodore Postol (4), Obama avait reculé en 2013 car informé par ses services que l’attaque, finalement, ne venait pas du camp d’Assad. Pour ces analystes rien aujourd’hui ne permet de démontrer que la catastrophe de Khan Cheikhoun serait due à une attaque chimique de l’armée syrienne, et que l’hypothèse russe d’une libération de gaz suite à un raid sur une usine ou stock chimique de l’opposition est tout aussi crédible.
  3. Suite à l’affaire de La Ghouta, Syriens, Russes et Occidentaux s’accordèrent pour procéder à l’élimination des stocks chimique du régime d’Assad, et un article dans le Washington Post d’août 2014 atteste de la mise en oeuvre de ce programme (5). En théorie Assad ne dispose plus des produits nécessaires à la production de gaz Sarin, mais ça c’est la théorie.
  4. Selon l’UOSSM, une association regroupant des ONG humanitaires de plusieurs pays dont la France, il y a eu en Syrie plus de 170 attaques chimiques depuis septembre 2013, la plupart à base de chlore ou de gaz moutarde, le premier généralement attribué à Assad et le second à Daesh (6). En fait l’Occident s’indigne des attaques chimiques en Syrie quand cela sert ses agendas politiques, ou quand il y a des images suffisamment dramatiques pour faire oublier ses propres horreurs, telle l’alliance avec les Saoudiens dans le massacre, toujours en cours, des Yéménites.
  5. La décision de Trump de bombarder la base aérienne syrienne de Shayrat, d’où fut supposément lancée l’attaque contre Khan Cheikhoun, fut prise – selon les dires de l’intéressé, – pendant le repas avec le dictateur chinois Xi Jinping dans le baisodrôme de Mar-a-Lago, plus précisément “en dégustant le meilleur gâteau au chocolat qu’on ait jamais vu” (7). Pour frapper l’Irak.. oups pardon, la Syrie! Ben oui c’est ça la télé-réalité mondiale: les deux personnes les plus puissantes au monde mangent un bon dessert, et l’un décide comme ça, avant le café, de balancer 59 missiles de croisière sur une base dont il ignore tout, même le pays où elle se trouve. Et puis les Tomahawks sont vieux, il faut faire de la place, de nouvelles commandes, et si l’action de Raytheon bondit au passage (fabricant du Tomahawk, dont Trump est actionnaire..) c’est tout bénef. D’autant que, soit une bonne partie des Tomahawks se sont perdus en chemin, soit ils ont été descendus par les missiles sol-air syriens ou russes mais en tout cas les 59 missiles ne sont pas tous arrivés à destination et la frappe, dans les faits, est purement symbolique. Ce qui fait que la base n’a été que peu endommagée (les avions syriens décollaient dès le lendemain) et les Russes, prévenus via le groupe de coordination russo-américain pour éviter toute escarmouche entre forces russes et US dans l’espace aérien syrien, avaient eu le temps de se mettre à l’abri.  Ceci étant, le réel objectif de cette action a été atteint: redresser une image de Trump bien en berne au niveau national comme international, et recoller avec l’establishment US en rétro-pédalant sur les questions de la Syrie et, dans la foulée, de l’OTAN.

La télé-réalité mondiale c’est aussi l’appel à l’émotion par le biais d’images chocs, meilleur moyen pour faire reculer l’esprit critique le plus loin possible des micros et caméras. Evidemment les rédactions qui utilisent cette tactique la justifient par la nécessité de “frapper les esprits” afin de faire “prendre conscience” de “l’extrême gravité” de la situation etc etc.. Alors que des images horribles on peut en voir tous les jours sur le web si on s’intéresse réellement à ces problématiques, et que le but de ces images chocs et avant tout de faire le buzz et vendre. La photo du petit Aylan avait ainsi fort bien activé le marché de l’émotion, mais sans résultat politique et seul le dessinateur Riss de Charlie Hebdo, pour le coup, en avait saisi la réelle signification.

Charlie-Hebdo-Aylan-V

Dans l’affaire Khan Cheikhoun, le journal Libération n’a pas hésité à récupérer une photo mise en ligne par le Edlib Media Center (EMC), photo également récupérée par l’ambassadrice US au Nations Unies Nikki Haley pour justifier la position américaine.

libé_une_syrie

Je n’ai pas de problème de principe sur le fait de montrer ce type de photo, pour autant que l’on le fasse dans tous les cas où des enfants sont tués. Dans le cas de Libé et de la presse occidentale en général, on saute sur les photos chocs qui visent l’ennemi politique officiel (en l’occurrence Assad et les Russes) mais on ne voit pas grand chose des milliers de gamins tués par nos “amis”: victimes des bombardements alliés en Irak ou en Syrie, et encore moins au Yémen. Telle celle-ci (8):

yemen_13940123000501_PhotoI

L’image d’EMC à Khan Cheikhoun est extraordinaire dans sa composition: une illustration parfaite d’un massacre des Innocents biblique. Il existe en fait, à ma connaissance, deux images prises à quelques secondes d’intervalle:

 

Dans la première on voit un homme qui dépose un enfant en caleçon orange par dessus un autre, allongé sur le côté en pantalons gris. On retrouve les mêmes enfants sur les deux images malgré un fort recadrage de la première, et une forme sombre sur la seconde qui cache en  bonne partie l’enfant en avant-plan. L’enfant en haut à droite utilisé par Nikki Haley à partir de l’image de droite, a la main gauche coupée sur la première image mais les formes de sa main droite sont différentes d’une image à l’autre. Plus flagrant, la position du bras gauche de l’enfant au centre des images, qui se trouve dans la première image caché sous les jambes de l’enfant allongé tête-bêche à sa gauche, et dans la seconde image (celle de Libé et de Haley) son bras est remonté et sa main gauche repose désormais sur son ventre. On voit d’autres changements mineurs de position sur d’autres enfants. A quoi est-ce dû je l’ignore, mais une question me vient néanmoins: si je devais évacuer des enfants morts, les chargerais-je ainsi en vrac et en slip dans une benne de pick-up?

L’administration Trump semble avoir viré de bord, et ce virement n’est certainement pas un accident: deux tendances s’affrontent à la Maison Blanche depuis la prise de pouvoir du magnat de l’immobilier et présentateur de show télévisé, l’une représentée par Steve Bannon au nom du nationalisme et de la défense des workers, et l’autre par Jared Kushner. Bannon est l’ex-directeur du journal d’extrême-droite Breitbart News, sorte d’éminence grise des premiers jours de la Maison Blanche et dont la nomination au titre de conseiller fit quelques vagues dans la bien-pensance. Kusher est le beau-fil de Donald Trump, marié à Ivanka, héritier de l’empire immobilier, Juif orthodoxe, proche de l’Establishment et bien entendu d’Israëlinterventionniste et ennemi intime de Bannon. Kushner a gagné et Bannon est has-been, récemment jeté du Conseil National de Sécurité et sans support (9). J’ignore si Breitbart lui a gardé une place au chaud.

Kushner est l’équivalent US du prince Mohammed bin Salmane, fils de l’actuel roi Salmane d’Arabie saoudite et ministre de la défense. Mohammed bin Salmane est le “petit con puissant, arrogant et dangereux” par excellence, un branleur wahhabite de 32 ans qui a pris une grande place du fait de la mauvaise santé de son père, et le principal architecte de la catastrophique campagne contre les Houtis au Yémen. Kushner représente aujourd’hui la mouvance au pouvoir à la Maison Blanche, le vrai visage de la présidence Trump. Avec Jared Kushner qui tire désormais les ficelles, Netanyahou peut voir l’avenir en rose, tout comme le complexe militaro-industriel qui retrouve le confort que lui promettait Hillary Clinton. Trump fera sans doute un bout de mur à la frontière mexicaine et lâchera la bride aux pollueurs et tueurs d’ours, mais pour le reste ça risque de fortement ressembler au business a usual en vogue depuis G.W. Bush.

Face à Kushner il n’y a plus grand chose hors le seul type un peu intelligent et expérimenté de l’équipe, Rex Tillerson. Ex-PDG de ExxonMobil où il débuta comme simple ingénieur, Tillerson semble aujourd’hui avoir pour tâche de réparer les dégâts diplomatiques d’une administration de cow-boys. Ce pourquoi hier il s’est longuement entretenu à Moscou avec le ministre Labrov, puis avec Vladimir Poutine lui-même alors que ce dernier lui faisait la gueule.

Voici la conférence de presse commune de Tillerson et Labrov:

Les deux puissances reconnaissent leurs différences, notamment sur la Syrie et l’Ukraine, mais reconnaissent aussi leur intérêt commun à trouver une solution viable en Syrie. Les deux pays ont décidé de mieux développer leurs canaux de communication de haut niveau (gouvernement et commandement militaire) et sont conscient de la nécessité de sortir de l’actuel point bas (low point) de cette relation bi-latérale, ce qui ne peut se faire qu’en reconstruisant un niveau suffisant de confiance mutuelle.

C’est sans doute la seule bonne surprise de cette triste saison de télé-réalité.

Edité le 12 février 2018: James Mattis, l’actuel secrétaire à la défense US, qui disait en 2017 qu’il n’avait aucun doute sur la culpabilité du régime Assad dans cette affaire, est en plein rétro-pédalage: les USA n’ont aucune preuve que l’attaque venait du régime (10).

 

Notes:

(1) http://www.telerama.fr/medias/koh-lanta-revelations-sur-les-temoignages-qui-ont-brise-l-omerta,99655.php

(2) https://www.theatlantic.com/news/archive/2016/09/syria-white-helmets/502073/

(3) http://www.veteranstoday.com/2017/04/06/swedish-medical-associations-says-white-helmets-murdered-kids-for-fake-gas-attack-videos/

(4) https://www.youtube.com/watch?v=qOKOwgeFcG4&t=205s

(5) https://www.washingtonpost.com/news/checkpoint/wp/2014/08/18/declared-syrian-chemical-weapon-stockpile-now-completely-destroyed/?utm_term=.d2a889f90f5a

(6) http://www.bbc.com/news/world-middle-east-34212324

(7) http://www.hindustantimes.com/world-news/donald-trump-gave-syria-missile-attack-order-during-dessert/story-frtQfJO0IbqNEPbEk51UEL.html

(8) https://lubpak.com/archives/334709

(9) https://www.theguardian.com/us-news/2017/apr/08/donald-trump-steve-bannon-jared-kushner-power-struggle

(10) https://gosint.wordpress.com/2018/02/11/us-secretary-of-defense-james-mattis-no-evidence-assad-used-poison-gas-on-his-people/

 

 

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

10 réponses

  1. Un passant

    Je lis pas mal d’articles de différentes sources sur le sujet, et c’est clair que les zones d’ombre sont nombreuses, le rapport de la Maison-Blanche semble malhonnête (j’ai hâte de lire Postol en faire une analyse plus approfondie), mais les Russes ont aussi dit des sottises sur les horaires de l’attaque (11h selon eux, 7h en réalité..) Autre chose: les témoins ont dit avoir senti une odeur d’ail et de pourri, soit l’odeur de gaz phosphine (possédé en grande quantités par les rebelles et les islamistes), entraînant des symptômes similaires au sarin, qui lui est inodore…

    Malgré les mystères et les incohérences, notre Miniver a choisi sa version, qui bizarrement correspond aux intérêts géostratégiques du moment, donc pas question de douter qu’Assad soit un boucher sous peine d’avoir la lumière rouge du Décodex; au passage rappelons que ça vient des mêmes qui ont traité Trump de menteur en craignant une guerre mondiale sous son mandat, et qui maintenant avalent bouche ouverte tout ce qu’il pond en applaudissant les bombardements,mais bon c’est pas grave…

  2. Bonsoir, je vois que vous avez trouvé “deux photos” dont Libération a fait sa “Une” de l’une d’elles car c’est celle qu’a choisie la représentante des Usa à l’ONU pour accuser Assad d’avoir “gazé son propre peuple” dont ces enfants, selon les “critères” de la “guerre humanitaire”. Mais comment cela se fait il que personne n’ai eu le temps de voir si ces photos “EMC” ne sont pas des “montages”, car l’image de celle de droite de l’enfant qui a les doigt en l’air n’est pas le même que celle de la gauche ou il semble lever le petit doigt ? La raideur dû au gaz devrait raidir tout le corps hors, le doigt semble fléchi sur celle de droite…

    C’est un détail morbide mais certains se posent la question, en agrandissant la photo celle de la Une de Libération, l’enfant qui a les doigts écartés à droite semble manipulé, voir aussi dans son cou une marque d’étranglement par un fil ou une petit corde. Y a t’il un moyen de faire une étude de ces photos, par quelque moyen que se soit ?? Les deux photos ne semblent pas vraiment identiques …

    Depuis la première a la Gouttah il y a eu des vidéos un peu troublantes, et les Whites Helmets semblent parfois troquer leur vêtements de “sauveteurs” pour celui de “djihadiste” coupeurs de têtes, on les accuse d’être les mêmes, et les dits docteurs qui relaient les informations sont liés au milieux atlantistes, c’est d’eux que viennent les informations accusant Assad …http://theindicter.com/analysis-of-evidence-contradicts-allegations-on-syrian-gas-attacks/
    Et une émission de 2013 peu médiatisée, sur les “Save syrian Children” très critique ou on voir qu’il y a des montages vidéos fait pour obtenir du publique le droit d’intervention humanitaire sous le mode “carpet bombing” comme en Yougoslavie, Irak, Serbie, Lybie hélas oui cela fait télé réalité ou show reality ..https://bbcpanoramasavingsyriaschildren.wordpress.com/ Qu’en pensez vous ?
    Merci à vous…

    1. La manipulation et la désinformation sont au centre de la guerre médiatique. A notre petit niveau on ne peut croire personne, et seulement recouper les données dont on dispose et, quand c’est possible, on tirer quelques hypothèses. Sachant qu’a partir du moment où vous êtes en désaccord avec la version officielle vous êtes, pour les chiens de garde du politico-médiatique, soit complotiste (donc débile et adepte de la théorie de la terre plate) soit poutiniste (donc FN donc négationniste, ou Méchenchoniste donc gros branleur). Faut faire avec 🙂

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.