Les plus de 40 ans ont peut être encore en tête ces images fortes de Mitterrand et du chancelier Helmut Kohl se tenant la main, en septembre 1984 lors des commémorations de la guerre 14-18. Ou de la complicité entre Chirac et Schroëder au tout début des années 2000 et, à nouveau, leur évidente entente lors des commémorations du débarquement allié en 2004. Symboles, certes, mais il existait à cette époque un certain équilibre, voir un équilibre certain, entre ces deux pays officiellement europhiles formant une réelle locomotive vers un idéal européen, mal définit dans les faits mais symboliquement très présent. C’était une époque où les dirigeants des deux pays avaient connu la guerre et où l’argument de paix et de réconciliation, in fine, dominait tous les autres.
En dix ans les choses ont bien changé. L’Europe institutionnelle s’est enfoncée dans un autisme technocratique où sévit une espèce de Nomenklatura totalement détachée des réalités populaires. L’Euro, enfant prématuré apparut pour raisons purement politiciennes sous la houlette de Jacques Delors, a fait les ravages prévus au sein des économies les plus faibles, ravages en partie compensés par des transferts massifs – en grande partie aux frais de l’Allemagne – menant à des situations catastrophiques en Espagne, au Portugal, en Grèce mais aussi en Italie et en France. L’Allemagne ainsi que les pays du Nord s’en tirent relativement bien du fait de leur positionnement haut de gamme et l’existence d’un patriotisme économique qui tend à favoriser l’industrie locale. Les pays positionnés sur le moyen ou bas de gamme, devant dorénavant supporter un Euro fort, ont vu leurs économies s’écrouler au profit d’importations massives. Résultat, une France en perte de vitesse économique et vivant à crédit, face à une Allemagne exportatrice tournant à plein régime, mais aussi une France militairement imposante face à une Allemagne n’osant sortir, et on sait pourquoi, de sa posture minimaliste en matière de développement militaire.
Mais, depuis cette année, tout change à nouveau et le couple franco-allemand, qui bat de l’aile depuis la fin de l’ère Chirac, se retrouve à nouveau à la croisée des chemins: Le Brexit, l’avènement de l’ère Trump, l’Etat Islamique, la Syrie et le retour en force de la Russie sur la scène internationale ont refondu le contexte géopolitique, qui présente désormais au vieux couple l’opportunité, voire la nécessité, d’un retour à l’essence de leur relation: un partenariat géopolitique crédible capable d’influer sur l’Europe et sur le monde.
Ce contexte posé, encore faut-il de part et d’autre des volontés concordantes sur les objectifs et les moyens, et il est permit de penser que c’est précisément le cas: Angela Merkel connait le problème sur le bout des doigts et sera soit réélue en septembre, soit remplacée par Martin Schulz, ex-président du Parlement Européen, europhile convaincu et a priori sur une ligne politique très similaire à celle voulue en France par Emmanuel Macron. Les élections législatives françaises ayant peu de poids sur les affaires européennes et mondiales, on peut partir du principe que pour les années à venir tout est en place pour permettre le retour de la locomotive franco-allemande.
Certes, il existe actuellement d’assez fortes dissensions entre les deux pays sur l’avenir de la zone Euro, la France voulant instaurer un Ministre des Finances pour cette zone afin de faciliter une nouvelle phase d’intégration économique, ce dont l’Allemagne ne veut pas car elle sait par expérience que cela risque de lui coûter beaucoup d’argent par le jeu des transferts: si un pays n’arrive pas à maîtriser son déficit, c’est dans la poche des Allemands qu’on viendrait puiser. Tout nouveau seuil d’intégration avec la France doit, pour l’Allemagne, d’abord passer par un réalignement économique de la France sur la vision allemande: marché du travail plus flexible, transparence et efficience institutionnelle, relance économique en lâchant un peu la bride à l’entrepreneuriat français étranglé par l’impôt et la bureaucratie. C’est ce que veut Macron, mais c’est loin d’être gagné.
Face à cela, la venue de Donald Trump au récent sommet de l’OTAN a initié un tremblement de terre outre-Rhin: après des décennies de dépendance à la force américaine et ses 35 000 soldats stationnés en Allemagne, Merkel a publiquement reconnu que l’époque où l’Allemagne pouvait s’acheter à bas prix une bonne conscience anti-militariste à l’abri de l’aigle US était apparemment révolue. Dans le deal qui va se négocier au sein de notre couple, ce que la France compte donner en termes de libéralisation économique l’Allemagne va devoir le rendre en termes d’investissement en capacité opérationnelle militaire. Ce qui ne se définit pas en termes d’avions ou de chars, mais en termes d’avions capables de voler et de chars capables de rouler, le tout associé à des capacités de transport de tout ce matériel vers les zones de conflit. La moitié des deux cent et quelques avions de chasse de la Luftwaffe sont cloués au sol par manque de pièces. Sur ce plan la France ne fait guère mieux mais elle bénéficie d’une capacité de projection grâce à son porte-avion et dispose, bien sûr, d’une capacité nucléaire indépendante. Il ne fait plus guère de doute que l’Allemagne va effectivement augmenter son budget militaire mais reste la question de l’intégration dans une défense européenne commune, chose voulue par Macron. A l’heure actuelle, le tranchant de l’épée européenne est surtout constitué par la coopération militaire franco-britannique, ce que le Brexit ne remet pas nécessairement en cause vu qu’il s’agit d’accords bilatéraux et non d’accords européens. Il est par contre évident que la force britannique ne sera jamais intégrable dans un commandement intégré européen et que si tel commandement il doit y avoir, il sera avant tout le fait d’un intégration franco-allemande.
Ce n’est malheureusement pas à l’ordre du jour mais on peut penser que si un tel commandement européen devait voir le jour il pourrait avantageusement remplacer l’OTAN, une institution datant de la guerre froide et aujourd’hui tout à fait contre-productive, voire dangereuse car à même d’entraîner tout le système dans la catastrophe: que ce serait-il passé si la Russie avait lancé une attaque contre la Turquie, pays membre de l’OTAN, suite à l’abattage par cette dernière d’un avion russe en novembre 2015? (1) Il devient vital pour l’Europe de s’extraire d’alliances sans objet où sévissent des fous furieux, que ce soit Erdogan ou Trump, capables de nous entraîner tous dans le gouffre.
L’argument pro-OTAN reste bien évidement la menace Russe, mais au-delà de l’hystérie propagée par les médias qu’en est-il vraiment? Bien sûr la Russie a les moyens d’anéantir l’Europe et même le monde entier par l’arme nucléaire, mais avec la certitude d’être elle-même anéantie donc on voit mal en quoi cela relève d’un risque autre que purement académique. Le budget militaire de la Russie est comparable au budget militaire français (66 milliards de dollars pour le premier contre 51 pour le second en 2015), l’économie russe étant plus petite cela fait juste un pourcentage plus gros: 5% du PNB russe contre 2% côté français. Si on combine les seuls budgets de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Unis on arrive à un total de 145 milliards de dollars (2).
Autrement dit l’Europe a un budget militaire à peu près trois fois celui des Russes, sans compter sur les Américains. Qui doit avoir peur de qui? Les Russes n’ont ni la capacité ni le moindre intérêt à attaquer l’Europe, qui est leur premier partenaire économique. Ils ont par contre intérêt à contrôler ce qui se passe à leurs frontières, notamment en Ukraine dont le possible rattachement à l’OTAN constituerait, pour le coup, une réelle menace, aussi bien pour les Russes que pour nous. Il est permit de penser que Macron et Merkel ont compris cela et que les sorties un poil russophobes de Macron pour une “ligne rouge” et contre la “propagande” de RT, ne sont que gesticulations au profit du politiquement correct médiatique. La Russie est sans doute une dictature homophobe et violente, mais c’est le problème des Russes. Nous avons par contre des problèmes communs qu’il faut gérer en collaboration avec eux: le terrorisme islamique, l’immigration économique et écologique à long terme (au-delà de l’immigration actuelle depuis les zones de guerres) car aucun océan n’isole Paris et Berlin de Moscou.
Outre sa dimension militaire, le Brexit a eut pour effet immédiat de replacer le centre de gravité de l’Europe sur les genoux du couple franco-allemand. La vision anglaise d’une Europe limitée à un grand marché commun ayant vécu (sauf retournement de dernière minute qui reste toujours possible, les anglais prenant petit à petit conscience qu’ils vont y perdre pas mal de plumes), plus rien ne barre la route europhile hors le tropisme réactionnaire des Polonais et des Hongrois – et bien sûr de l’euroscepticisme ambiant, en partie conjoncturel et en partie une saine réaction au despotisme technocratique. Situation qui pourrait s’améliorer avec la possible création d’un cercle restreint de pays fondamentalement europhiles, cercle dont le principe est tout à fait accepté ici comme en Allemagne. Quitte même à scinder la zone Euro entre une zone centrale “forte” et une zone périphérique “faible”.
Reste la manière dont un tel cercle serait géré. Si l’actuelle mode à la “gouvernance” technocratique par des “experts” aux nombreux conflits d’intérêt se poursuit, et Macron s’inscrit naturellement dans ce schéma, on est sans doute mal partis et le retour de bâton sous la forme de la prise de pouvoir des eurosceptiques devient plus que possible. Mais une telle approche ne fonctionne que dans un contexte géopolitique mou. Face à Poutine, Erdogan, Trump, les migrants, les islamistes et les revirements franchement nationalistes des Indiens et des Chinois, sans parler des tiraillements intra-européens, le contexte est tout sauf mou! Je pense que l’on va à nouveau avoir besoin de politique – de vraie politique avec des vrais gens porteurs de vrais projets, pas des apparatchiks anonymes pondant des règles au mètre au bénéfice des lobbies. La seule chose qui me semble certaine est que le couple franco-allemand sera au centre de tous ces choix.
Notes:
(1) https://zerhubarbeblog.net/2015/11/24/un-vent-de-folie-souffle-de-paris-a-ankara/
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Budget_de_la_D%C3%A9fense#2015.5B26.5D
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