Les Français juifs seraient-ils des citoyens à part?

Emmanuel Macron a invité le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou pour la commémoration, ce mois-ci, du 75 anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, au cours de laquelle 7 000 policiers et gendarmes français capturaient plus de 13 000 juifs parisiens pour les remettre aux nazis. Sujet dangereux d’où les accusations d’anti-çi ou facho-ça peuvent surgir à la première incartade, mais qui mérite néanmoins de s’y intéresser ne serait-ce que pour répondre à la question posée ce jour par l’Union Juive Française pour la Paix (1): “Les Français juifs seraient-ils des citoyens à part?” L’usage du ‘j’ minuscule indique que le terme “juif” désigne ici ceux ayant adopté la religion juive, par opposition au terme “Juif” signifiant le peuple Juif et donc essentiellement, dans son interprétation moderne, les Israéliens.

D’où une première question de fond: en quoi le représentant de l’Etat d’Israël représenterait t’il l’ensemble des gens de religion juive (dont la majorité, 60%, ne vivent pas en Israël) d’une part, et d’autre part au nom de quoi aurait-il une place spéciale à occuper dans la commémoration d’un acte, la rafle du Vel d’Hiv, commis par des Français non-juifs sur d’autres Français de religion juive? 

La question de savoir si c’est “la France” qui a commit cet acte terrible, chaude pomme de discorde lors des dernières élections entre un Macron tenant la position chiraquienne de la responsabilité nationale, face à une Le Pen arguant que la “vraie France” siégeait en ce temps-là à Londres (et de facto position de la France depuis la guerre jusqu’en 1995, ce qui lui donne un poids certain), n’a en soi aucune importance: les autorités et les policiers et gendarmes qui effectuèrent cette rafle, comme bien d’autres actes au service de l’occupant nazi, se considéraient Français et agissaient sur un territoire reconnu comme français contre d’autres Français donc il n’y a aucune raison de ne pas considérer l’acte comme franco-français.

L’argument classique que les forces de l’ordre françaises ne faisaient qu’obéir aux ordres de Vichy et n’en sont donc pas responsables n’est nullement recevable. Les fonctionnaires qui exécutent des ordres de ce type savent parfaitement ce qu’ils font, à l’époque tout comme aujourd’hui contre d’autres populations, et leur responsabilité personnelle est entièrement engagée du simple fait qu’ils ont toujours le choix de refuser, quitte à prendre le maquis ou a démissionner.

Revenons à notre affaire: les Français juifs seraient-ils des citoyens à part? Je cite ce passage de l’article de l’UJFP:

” En quoi ce crime contre l’humanité « franco-français » concerne-t-il un chef d’Etat étranger ? A quel titre un chef d’Etat étranger pourrait parler au nom des victimes et de leurs proches ?

Sauf à considérer que les Juifs français sont des citoyens un peu différents, qu’ils ne sont pas tout à fait Français et doivent être représentés par l’Etat d’Israël… Curieuse vision de notre République que nous présente-là son nouveau Président.

Nous, Juifs français sommes doublement choqués par cette invitation. Non seulement elle fait de nous des citoyens « à part » mais en plus le Président Macron nous fait représenter par le chef d’un Etat où un citoyen sur cinq n’a pas les mêmes droits que ses quatre compatriotes juifs.”

On remarque l’usage ici du mot “Juif” avec une majuscule et “français” avec une minuscule, ce qui est un peu déroutant car les Juifs français (donc, stricto sensu, appartenant au peuple Juif avant d’être Français) sont effectivement des gens à part, au sens où ils bénéficient quasiment d’office, de part le principe de l’Alya, de la double nationalité franco-israélienne, et qu’ils sont constamment sollicités par l’Etat Juif à immigrer de France vers Israël  Ce pour une raison tout à fait stratégique: sans immigration, du fait des différences de natalité entre Juifs et Arabes israéliens la population Juive sera minoritaire en Israël d’ici peu (si on compte Gaza elle l’est déjà) (2) et le pouvoir Juif ne pourra plus tenir même sous un simple verni démocratique. C’est donc soit la persistance d’une supériorité numéraire Juive, soit l’adoption au grand jour d’un régime d’apartheid où une minorité ethnique accapare le pouvoir. Mais de nombreux autres Français ont aussi une double appartenance, donc là n’est pas l’essence d’une éventuelle différence particulière.

Si on laisse tomber cette différence, somme toute moderne et assez artificielle, entre “Juifs français” et “Français juifs” et que l’on accepte le fait qu’a quelques exceptions près les deux termes désignent les mêmes personnes, l’idée que les Juifs de France sont des gens “à part” est aussi une réalité de l’ère Hollande-Valls depuis que ce dernier, lors d’un fameux discours au Trocadéro le 22 mars 2014 organisé par le CRIF (3), lançait à côté d’un BHL proche de l’orgasme: “les Juifs de France sont à l’avant-garde de la République et de nos valeurs!“. Ce n’est pas rien. Ça veut dire que les autres, les non-juifs, sont quelque part derrière, car tout le monde ne peut pas être à l’avant-garde. J’ignore ce que pensait l’UJFP du fait d’être “à part” dans ce contexte-là, mais le CRIF en tout cas en fut ravi. Et on peut se demander de quelles valeurs, précisément, les Juifs seraient l’avant-garde. Si on reste dans le cadre des valeurs associées à la liberté, l’égalité et la fraternité, personnellement je sèche.

De même, la participation systématique du chef de l’Etat français au fameux dîner annuel du CRIF symbolise une attention spéciale envers cette communauté. Lors de la version 2015, qui faisait suite à la déclaration très politiquement incorrecte, même si vraie, du patron du CRIF Roger Cukierman – comme quoi l’anti-sémitisme français aujourd’hui est essentiellement le fait d’une petite partie de la communauté musulmane et non pas du FN (4) – François Hollande crû bon de marteler que “les juifs sont chez eux en France“. Ben oui, s’ils sont Français d’obédience juive on voit mal en quoi ils ne seraient pas chez eux chez eux, vu que chez eux c’est ici. Mais le simple fait de répéter un tel truisme induit l’idée que les Juifs sont effectivement des gens “à part”, sinon on aurait pas a le dire. En effet plus personne – sauf peut-être dans les franges identitaires – ne penserait qu’il faille faire repréciser que les noirs, les descendants d’immigrés italiens ou portugais, les descendants des boat-people, possédant la nationalité française “sont ici chez eux”.

Autre élément déterminant, à mon avis, dans ce sentiment d’une citoyenneté “à part” présenté par l’UJFP, est le fait qu’un crime commis contre un Français sans étiquette reste un “simple” crime, mais le même commis contre un Juif est un crime aggravé d’anti-sémitisme. S’il est plus grave, et qu’elles qu’en soient les raisons, de tuer un Juif français qu’un français non Juif, cela induit nécessairement une idée de différence de statut. Cette différentiation est d’autant plus perverse que chaque communauté tente à son tour de renforcer son propre statut de victime en associant sa “différence” à la gravité du crime: s’en prendre à un français appartenant à la communauté LGBT devient un crime aggravé d’homophobie, ce même crime contre un musulman se trouve aggravé d’islamophobie, etc… Pourtant, c’est toujours le même crime, et la victime toujours aussi victime.

Il sera donc intéressant de voir ce qui se passe lors de la venue de Nétanyahou à la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv d’ici quelques jours, et de quelle manière sera faite la jonction entre un drame franco-français contre ses ressortissants juifs d’hier, et l’Etat Juif d’aujourd’hui.

 

Notes:

(1) http://www.ujfp.org/spip.php?article5732

(2) http://www.france-palestine.org/La-population-palestinienne

(3) https://www.youtube.com/watch?v=TiszwdNCdak

(4) http://www.francetvinfo.fr/societe/religion/direct-suivez-le-30e-diner-annuel-du-crif_832347.html

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

2 réponses

  1. “« L’antisionisme… est la forme réinventée de l’antisémitisme ». Cette déclaration avait-elle pour but de complaire à votre invité, ou bien est-ce purement et simplement une marque d’inculture politique ? L’ancien étudiant en philosophie, l’assistant de Paul Ricœur a-t-il si peu lu de livres d’histoire, au point d’ignorer que nombre de juifs, ou de descendants de filiation juive se sont toujours opposés au sionisme sans, pour autant, être antisémites ? Je fais ici référence à presque tous les anciens grands rabbins, mais aussi, aux prises de position d’une partie du judaïsme orthodoxe contemporain. J’ai également en mémoire des personnalités telles Marek Edelman, l’un des dirigeants rescapé de l’insurrection du ghetto de Varsovie, ou encore les communistes d’origine juive, résistants du groupe Manouchian, qui ont péri. Je pense aussi à mon ami et professeur : Pierre Vidal-Naquet, et à d’autres grands historiens ou sociologues comme Eric Hobsbawm et Maxime Rodinson dont les écrits et le souvenir me sont chers, ou encore à Edgar Morin. Enfin, je me demande si, sincèrement, vous attendez des Palestiniens qu’ils ne soient pas antisionistes !”
    http://www.ujfp.org/spip.php?article5762

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