Hallucinante dans les deux sens du terme: de complexité bien sûr mais surtout – et c’est ce qui est traité dans ce billet – hallucinante au sens où il semblerait que notre cerveau nous mette, en permanence, dans un mode d’hallucination contrôlée. Rien à voir avec les joyeux champignons ou autres plantes rares, et tout à voir avec la manière dont notre réalité est, en partie du moins, une construction.
Ce billet est dans la ligne d’un précédent billet publié en janvier et intitulé “De l’imperceptibilité du réel” (1) présentant l’idée que notre réalité n’est en fait qu’une représentation, gérée par le cerveau, d’une interface entre nous et le “vrai” réel, comme les icônes sur un écran d’ordinateur servent d’interface avec la réalité physique de l’ordinateur. Mais si on accepte l’idée d’un cerveau isolé dans sa boîte crânienne et ne connaissant le monde extérieur qu’à travers ce que nos sens lui apportent (des signaux électriques), comment fait-il pour nous donner une telle capacité d’adaptation et d’action sur ce que nous nommons “le réel”?
Ce billet présente donc un possible modèle du fonctionnement du cerveau connu, en anglais, sous le terme de Predictive Processing, ou PP. C’est un modèle computationnel et non physique, au sens où il cherche à expliquer les processus de perception et de contrôle-commande du cerveau, et non pas son fonctionnement neurophysiologique. L’intérêt majeur du PP est qu’il transforme le modèle classique du cerveau, une sorte d’ordinateur prenant des décisions sur base d’entrées via nos cinq sens et nos expériences antérieures, en un modèle où l’ensemble de nos actions et perceptions sont le fruit d’une anticipation constante. Le modèle PP, loin d’être un produit fini, entend réunir les processus de perception, d’action et de compréhension en un ensemble cohérent, dont l’inévitable conclusion semble être que nous passons le plus clair de notre vie dans un état hallucinatoire…
Kant, dans sa Critique de la raison pure, postulait que nos intuitions, à partir desquelles nous formons des actes possibles, ne sont pas simplement des données qui nous arrivent brutes, mais des informations déjà formatées par notre capacité intuitive. Autrement dit, et c’est ce qui ressort de la recherche moderne, notre esprit fonctionne sur un mode top-down où des concepts résidant à l’étage supérieur conditionnent constamment les processus de perception de l’étage inférieur. Cette caractéristique est un élément fondamental du modèle PP, mais pas la seule: le PP implique que le cerveau crée constamment des estimations statistiques de ce qui se passe “dehors”, qui sont ensuite hiérarchisées afin de prédire les valeurs et les sources des entrées sensorielles présentes et à venir. Autrement dit le cerveau produit une simulation du réel. Le décalage entre la réalité arrivant via nos sens et les prédictions est utilisé pour mettre à jour les représentations du monde qui ont déjà été formées, dans le but de minimiser les erreurs de prédiction. C’est ce qui amène les auteurs de la PP à suggérer que nous vivons dans un rêve créé par notre esprit à partir de la rencontre entre ses propres simulations et les données qui arrivent de l’extérieur, et c’est ce rêve, cette hallucination contrôlée qui nous procure l’expérience du monde phénoménologique.
Tout ceci peut paraître un peu abscons mais découle directement d’une problématique de fond concernant la perception: d’une part la perception est un processus inconscient d’inférence (pas d’expérience directe) et d’autre part elle nous informe des propriétés d’objets, dont nous ne pouvons réellement connaître que les effets. Le point de vue ici est celui d’un cerveau obligé d’analyser et d’agir sur un monde qu’il ne peut connaître directement, mais seulement à travers des signaux qui lui renvoient nos “capteurs” ou sens. On peut utiliser la métaphore du robot: vous êtes enfermé dans le poste de contrôle d’un robot se mouvant dans un monde incertain, robot qu’il vous faut piloter le mieux possible pour survivre. Vous ne pouvez pas sortir donc tout passe par les capteurs du robot, et les effets de vos actions ne sont pas directement mesurables, ils doivent être inférés. Ceci pose un problème épineux à notre cerveau prisonnier d’un corps: comment déterminer les causes des effets qu’il perçoit, sachant que plusieurs causes peuvent donner le même effet? Le cerveau utilise ses expériences passées et sa connaissance des “capteurs” pour faire des prédictions des effets des causes possibles, qui sont alors comparées au signal réel. La différence entre effet prévu et réel permet d’améliorer la prédiction et donc, la qualité de notre représentation de la cause.
Un autre élément constitutif du PP est le contrôle prédictif, ou la capacité à faire modifier le niveau d’une entrée sensorielle afin de se rapprocher de sa valeur prévue. C’est le cas par exemple avec le taux de sucre dans le sang: une baisse imprévue de ce taux produit en nous un désir de sucre qui perdure tant que nous n’avons pas trouvé le moyen de ramener ce taux proche de sa valeur prévue. Le contrôle prédictif est le principal levier d’action de notre cerveau: agir afin de minimiser le décalage entre la prédiction et la mesure – la réalité à travers les sens.
Le cerveau a donc deux choix possibles face à un décalage entre prédiction et réalité: modifier son modèle prédictif pour mieux coller à l’observation, ou agir sur la mesure elle-même. Perception et action sont donc issues du même processus, et de fait lors de mesures de l’activité cérébrale on voit bien que les zones qui s’allument face à une situation donnée sont les mêmes, que l’on soit observateur ou acteur de la situation. Ceci est la base de la théorie dite Idéomoteur, où l’on postule que les mêmes processus cérébraux sont à l’oeuvre entre perception et action. Dans ce modèle, les neurones contiennent en même temps les causes et les conséquences d’une situation donnée: ils encodent en même temps des hypothèses sur la nature du monde réel donnant lieu aux signaux perçus via nos sens, et des actions visant à minimiser le décalage entre les signaux prévus et ceux effectivement reçus.
Le modèle PP est construit sur plusieurs concepts mathématiques, notamment l’inférence bayésienne et le principe d’énergie libre de Frison dans lesquels je ne vais même pas essayer d’entrer ici. Il existe un document (2), en anglais, offrant une présentation plus complète du modèle PP mais néanmoins accessible au non spécialiste.
Qu’est ce que tout ceci apporte? Essentiellement, l’idée de l’inséparabilité entre perception et action, l’idée de conditionnement de nos perceptions à des prédictions pré-existantes, et finalement l’idée que nous passons le plus clair de notre temps dans une hallucination contrôlée, permettant au cerveau de maximiser notre capacité à survivre dans un environnement incertain dont il n’a lui-même aucune connaissance directe.
Notes:
(1) https://zerhubarbeblog.net/2017/01/11/de-limperceptibilite-du-reel/
(2) https://predictive-mind.net/papers/vanilla-pp-for-philosophers-a-primer-on-predictive-processing