Le grand filtre de l’expansion civilisationnelle.

Le grand mystère de la vie est que nous ne voyons pas de vie ailleurs que sur Terre. Cela semblait encore peu surprenant à une époque où l’on ne savait rien des exoplanètes et où l’on pouvait encore penser que, peut-être, les conditions minimales de vie – à savoir une planète rocheuse, un soleil et des conditions ni trop froides ni trop chaudes – étaient en fait fort rares et nos éventuels voisins tellement loin d’ici qu’il était matériellement impossible d’en déceler la trace, même s’ils avaient appris à maîtriser le voyage interstellaire.

On sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas. D’autres mondes potentiellement habitables existent, et même s’ils sont trop loin pour que nous puissions espérer les visiter dans les siècles à venir, on devrait s’attendre à ce qu’une civilisation plus avancée, issue de l’un de ces mondes, soit repérable du fait de sa consommation énergétique (rayonnement, sphères de Dyson, etc…) et de ses missions d’exploration. Autrement dit, nous devrions voir des traces d’ET, or nous ne les voyons pas.

Alors de deux choses l’une: soit les traces d’ET existent mais nous ne les voyons pas, soit il n’y a pas d’ET et donc la probabilité qu’une forme de vie, y compris la nôtre, survive au cours du passage de la vie primitive à la civilisation interstellaire est extrêmement faible. C’est cette seconde hypothèse que certains appellent “le Grand Filtre”, et qui pose la question suivante: où en sommes-nous par rapport à ce filtre, est-il derrière nous (et donc nous y avons survécu) ou devant nous? Et si devant nous, juste devant nous où loin devant nous?

On pourrait aussi penser que, comme la nôtre actuellement, d’autres civilisations n’ont pas encore eu le temps de parvenir au stade III (colonisation galactique), ni même au stade II (colonisation d’un système solaire), selon l’échelle de Kardashev. Nous-même n’en sommes pas encore au stade I mais pouvons espérer y arriver d’ici quelques siècles – à savoir la captation de toute l’énergie de notre Soleil et de nos ressources locales. Mais notre planète est jeune par rapport à l’âge de l’univers (la Terre a 4,5 milliards d’années, l’univers de l’ordre de 14 milliards) et de nombreux systèmes solaires, donc de planètes, sont nettement plus âgés. On le sait du fait que de nombreuses étoiles visibles d’ici sont passées du stade “soleil” à un stade plus avancé, type naine blanche voire trou noir pour les plus grosses, et se sont donc formées beaucoup plus tôt au cours de l’existence de notre univers.

Or, l’expérience terrestre indique que la vie apparaît très rapidement une fois la planète créée. Les plus anciennes traces de vie ici datent de “seulement” 400 millions d’années après la création de la Terre, il y a donc de la vie sur Terre depuis 4,1 milliards d’années. Si un scénario similaire existait sur une autre planète vieille non pas de 4,5 mais de par exemple 8 milliards d’années, il s’ensuivrait qu’une vie locale aurait eu presque le double de temps de développement. Largement de quoi passer à une civilisation de type III et laisser des traces partout.

En effet, à partir d’une civilisation technologique de base, telle la nôtre, à raison d’une croissance de 0,001% par an, il suffit – arithmétiquement parlant – d’un million d’années pour arriver à la colonisation de l’entièreté de l’univers observable, colonisation nécessaire pour accéder à suffisamment de ressources pour soutenir une telle civilisation. Donc toute planète n’ayant qu’un petit million d’années de plus que la nôtre devrait, toutes choses par ailleurs comparables sinon égales, avoir aujourd’hui colonisé l’univers, et nous avec. Et des planètes comme cela il y en a sans doute des milliers dans notre coin (1). Alors, où sont les ET?

S’ils ne sont effectivement pas là, c’est que les formes de vie ayant pu apparaître dans ces mondes ne sont pas parvenues à survivre à leur développement – elles se sont arrêtées dans le Grand Filtre. Les causes possibles d’un tel arrêt sont évidemment nombreuses: à notre échelle une guerre nucléaire, un impact d’astéroïde, un cataclysme tel le glissement de la croûte terrestre suite à un déséquilibre dans le poids des glaces entre les pôles Nord et Sud nous ramèneraient vite fait à l’age préhistorique, sinon à la désertification complète hors quelques bactéries et scorpions. La technologie peut être la cause du Grand Filtre (guerre nucléaire ou bactériologique, pollution ou dérèglement climatique extrême…) ou ce qui nous en protège: l’accès à une énergie propre, des défenses anti-astéroïdes, et le moyen de coloniser d’autres lieux – et donc de ne pas laisser tous nos œufs dans le même panier.

Selon ce que nous observons, la probabilité de ne pas passer à travers ce filtre est prépondérante: on ne connaît encore personne, dans notre univers observable, ayant réussi. Ce qui est en même temps une bonne et une mauvaise nouvelle: une mauvaise car il n’y a pas de raisons évidentes que nous y parvenions là où d’autres ont sans doute échoué – et même pas mal de signes que nous faisons tout pour ne pas y arriver, quand on voit les individus aux manettes et la connerie ambiante en certains endroits. Mais une bonne nouvelle au sens ou, si une telle civilisation colonialiste nous parvenait, ce ne serait pas pour notre bien.

Tout comme sur Terre toutes les colonisations se sont faites aux dépens des autochtones et en vue de piller leurs ressources, une entité ET colonialiste arrivant sur Terre sonnerait probablement, pour nous, la fin de partie. Et c’est bien ce qui inquiète des scientifiques tel Stephen Hawkings qui nous dit qu’il faut arrêter de nous signaler à l’extérieur sans savoir à qui nous pourrions avoir affaire. Autant on peut rêver d’ET sympathiques, autant une civilisation ayant passé le Grand Filtre, en voie d’expansion au-delà de son système solaire ou de sa galaxie, sera constamment en quête de ressources, donc prédatrice et dangereuse.

Actuellement notre survie ne tient qu’à un fil, à une erreur dans un système de détection de missiles ou un verre de trop chez un Trump ou un Kim nord-coréen (et j’ai plus peur du premier que du second), ou à un astéroïde passant trop près (les dinosaures n’ont pas eu notre chance). Est-ce à dire que nous sortons du Grand Filtre, ou que nous y entrons? Il est possible, au vu de ce que nous avons déjà trouvé sur Mars mais aussi sur la lune Europa, que la vie organique existe ailleurs que sur Terre. Si les prochains programmes spatiaux se concrétisent – et notamment la mission Europa Clipper, prévue pour un lancement après 2020 – et que des traces de vie sont finalement identifiées, cela  impliquerait que le Grand Filtre n’est pas tellement actif au début du cycle – si la vie organique existe sur plusieurs planètes ou lunes de notre système solaire, elle doit exister à peu près partout ailleurs. Le couperet tombe plus tard.

Ça, ce ne serait pas une bonne nouvelle. Si la vie organique est fréquente mais que nous ne voyons néanmoins personne, c’est que le Grand Filtre s’active beaucoup plus tard, et logiquement là où nous en sommes aujourd’hui, dans la civilisation technologique, vu qu’entre les deux il n’y a pas grand chose que l’humanité aurait pu subir – hors les cataclysmes naturels – pour mettre un terme à l’Histoire. Certes Homo Sapiens est le seul survivant entre plusieurs espèces d’hominidés, mais s’il n’avait pas survécu d’autres auraient pris sa place. Et cela semble logique, la technologie ajoutant ses propres risques aux risques naturels. Logique aussi du fait que si le couperet est devant nous, il n’est pas aussi loin qu’une capacité future à la colonisation interplanétaire vu qu’en ce cas, un cataclysme ou une guerre définitive sur Terre laisserait néanmoins en vie les populations humaines ayant migré ailleurs.

Peut-on dater une future période de migration , et ainsi mieux cerner les périodes d’entrée et de sortie de ce Grand Filtre?  Technologiquement, nous avons déjà à peu près tout ce qu’il faut pour construire des “navires interplanétaires”, de vastes vaisseaux auto-suffisants capables de transporter, à vitesse réduite, des éléments de population vers un système solaire voisin. Nous n’avons pas, à l’échelle privée ou d’un Etat même puissant, les ressources matérielles pour effectivement construire un tel vaisseau, mais si l’humanité entière le voulait nous pourrions d’ores et déjà envisager une telle construction. Imaginant qu’un tel consensus devienne possible d’ici un siècle, il est possible, technologiquement parlant, que d’ici deux siècles un petit bout d’humanité s’envole pour un trajet aller-simple vers une exoplanète. La recherche actuelle avance très rapidement sur les nouveaux matériaux, sur les systèmes de propulsion, et surtout sur l’intelligence artificielle.

Un future vaisseau interplanétaire ne sera ni construit ni piloté par des humains, et tant pis pour Star Trek et Battleship Yamato. Comme dans Star Wars, rien ne se fera sans R2D2. L’intelligence artificielle, et surtout sa capacité de deep learning, semble être la clé de voûte de tout futur développement d’une civilisation interplanétaire: sur des durées extrêmement longues, dans les situations extrêmement complexes de la survie et de la navigation dans l’espace, les IA du futur – mais dont nous avons déjà quelques idées (2) – seront incontournables. Et c’est peut-être là  que réside le Grand Filtre: l’ère des machines, passage obligé de toute civilisation biologique cherchant à s’extraire de son milieu originel.

En effet, il est probable que les machines du futur, nettement plus intelligentes que nous, décident tout simplement de se passer de nous. Pourtant, si un tel processus avait eu lieu ailleurs nous devrions voir les traces de ces machines, or cela ne semble pas être le cas. Néanmoins une civilisation de machines pourrait se révéler plus discrète que des êtres biologiques: capables de vivre éternellement, leur croissance pourrait être nettement plus faible (pas de reproduction). Leurs objectifs également différents, sans doute impensables à notre niveau.

Aujourd’hui une IA Deep Learning de type AlphaZero est capable, en moins de 4 heures et partant de zéro, de battre le meilleur joueur de Go bénéficiant d’années de pratique et de siècles de conditionnement culturel. Une IA ayant eu un million d’années de développement serait tellement loin de nous, intellectuellement parlant, que rien de ce qu’elle pourrait produire ne serait reconnaissable par nous-même comme étant artificiel.

Et c’est d’ailleurs la conclusion la plus logique que l’on peut tirer de ce raisonnement: si le Grand Filtre de la première civilisation biologique est l’IA et l’ère des machines pensantes, ces machines auront disséminé dans l’univers les graines capables de reproduire le même phénomène. Et quelle meilleure graine que l’ADN, transportée par des bactéries capables de survivre éternellement accrochées à des grains de poussière portés par les comètes d’un bout à l’autre de la galaxie… Nous serions alors tout simplement programmés pour construire les machines qui nous remplacerons.

 

Notes:

(1) https://zerhubarbeblog.net/2017/12/15/intelligence-artificielle-et-exoplanetes/

(2) https://zerhubarbeblog.net/2017/10/19/alphago-zero-le-futur-en-jeu/

 

 

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

4 réponses

  1. […] Une réponse à ce paradoxe a pour nom « Le Grand Filtre », et postule que les civilisations technologiques (cad capables de communiquer vers l’espace) se heurtent à un obstacle inhérent à ce type de développent: l’auto-destruction. Seules les civilisations ayant réussi à passer ce seuil, sans disparaître, pourraient continuer vers une réelle expansion spatiale, mais peu y arriveraient (5). […]

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