Le précédent article portait sur les symptômes d’effondrement de la civilisation américaine (1), que l’on peut aujourd’hui résumer sous le terme de “société prédatrice”. Cet effondrement guette t’il la civilisation occidentale dans son ensemble?
Les USA font évidement partie de cette civilisation dite occidentale (2), dont les contours actuels sont en gros l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Des éléments de civilisation dite occidentale existent en dehors de ces zones, mais mélangés à d’autres foyers civilisationnels construits sur d’autres principes, que ce soit en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient ou en Amérique Latine.
Au cours des cinq derniers siècles cette civilisation est passée du Moyen-Age à la domination politique, économique et technologique du monde à partir du 18ème. Depuis le fin du 20ème et la chute du Mur elle est passée en peu de temps d’une situation d’équilibre (le rapport de force Est-Ouest) à un rêve de “fin de l’Histoire” sur le modèle d’un marché global, universaliste et laïque, pour se retrouver rapidement confrontée à la résurgence de civilisations affirmant d’autres modèles, et disposant des moyens de le faire savoir: Chine, Inde, monde arabo-musulman, etc.
L’idéal civilisationnel occidental, symbolisé par la Charte des Droits de l’Homme, la démocratie représentative, des économie de marché plus ou moins ouvertes mais de marché quand même, débouche aujourd’hui sur une situation typique des derniers heures de civilisations précédentes: des inégalités extrêmes avec une petite minorité possédant et contrôlant la majorité des richesses, pouvant mener à de graves troubles et à l’effondrement du système.
Le processus, selon les chercheurs qui étudient ces dynamiques tel Peter Turchin, anthropologue de l’évolution à l’Université du Connecticut, se retrouve dans l’histoire d’autres civilisations: en Chine, en Russie, en Egypte des civilisations ont germés selon un schéma relativement égalitaire, suivi d’une croissance menant à un surplus de main d’oeuvre par rapport à la demande. Ce surplus, mettant les gens en concurrence et faisant baisser les coûts, tend alors à enrichir les possédants et à appauvrir les masses, augmentant les inégalités vers un point de rupture. Nous nous approchons très clairement de ce point-là.
Ce cycle que Turchin appelle “cycle séculaire” se déroule sur quelques siècles, mais il existe un second cycle beaucoup plus court, un cycle générationnel d’environ 50 ans qui voit se succéder une génération violente et une génération non-violente, la seconde étant une réponse à la première et inversement. Turchin associe ces changements de cycle, dans l’histoire récente des USA, aux événements de 1870 (indépendance), 1920 (Grande dépression) et 1970 (guerre du Vietnam, mouvement hippie). Il estime la fin du prochain cycle court pour 2020, qui cette-fois ci pourrait coïncider avec la fin du cycle séculaire. En ce cas, big bang en perspective.
En 1997 deux historiens, William Strauss et Neil Howe, publiaient The Fourth Turning: An American prophecy (Le 4ème croisement: une prophétie américaine), prédisant qu’en 2008 les USA entreraient dans une crise profonde dont le pic se situerait en 2020. La crise financière de 2008 a bien eu lieu, ainsi que l’élection de Trump menant à une polarisation extrême de la société US et à encore plus d’inégalités. Bien vu.
En Europe la nature cyclique est moins évidente du fait d’une plus grande compartimentation, mais la création de ce qui est devenu l’Union Européenne était une réponse générationnelle à l’époque précédente et ses guerres, alors qu’aujourd’hui nous voyons le retour de frictions identitaires et d’égoïsmes nationaux: à l’Est de l’Europe mais aussi avec le Brexit et les velléités d’indépendance des régions riches – la Catalogne est au centre de l’actualité, la Flandre et la Lombardie n’en pensent pas moins.
Que se passe t’il quand on arrive au bout du cycle séculaire, surtout s’il est synchronisé avec une fin de cycle générationnel? That is the question, et il n’y a pas de réponse précise. Parfois la civilisation concernée sombre définitivement, ce fut le cas des Mayas et des Hittites par exemple, parfois elle s’écroule sans disparaître, subsistant sous d’autres formes comme ce fut le cas pour l’Empire Romain.
Un mathématicien de l’Université du Maryland, Safa Motesharrei, s’est amusé à créer un modèle sociétal avec d’un côté des humains comme prédateurs et de l’autre les ressources naturelles jouant le rôle de proies. Les prédateurs sont répartis en deux groupes inégaux, un petit groupe de possédants et les autres, se partageant ces ressources (fines) en fonction de leur richesse. Il s’aperçut que la société pouvait s’effondrer sans disparaître lorsque les inégalités atteignaient un point de rupture, ou lorsque des ressources clés étaient épuisées. Par contre la société disparaissait lorsque les deux phénomènes s’additionnaient: larges inégalités et épuisement des ressources.
Les élites n’ayant aucun intérêt à ce que la société s’effondre, pourquoi ne réagissent-elles pas à temps pour réduire les inégalités et/ou développer des ressources alternatives? Parce que, protégées par leurs réserves, elles ne vivent pas la situation au même moment que la masse et quand elles réagissent, il est déjà trop tard. On pourrait appeler cela le syndrome de la brioche de Marie-Antoinette…
Peut-on réellement appliquer ce genre de modèle à une civilisation aussi complexe que la nôtre? Le débat est en cours. Pour certains, hors évidement un conflit nucléaire ou une catastrophe climatique, la dynamique d’effondrement liée aux inégalités mènerait plutôt vers une “dé complexification” de la civilisation occidentale, qui se diviserait en sous-ensembles plus simples: le très complexe empire US actuel, passant par l’OTAN et des alliés lointains tels la Corée du Sud et le Japon, s’effondrerait pour laisser place à des entités nationales ou régionales moins complexes. L’effondrement de l’Union Européenne, comme ce fut le cas pour l’URSS, mènerait à des sous-ensembles relativement indépendants tissant entre eux des liens ad hoc, sans l’étage “empire”.
Pour d’autres, c’est l’inverse: la structure hiérarchique actuelle, en s’effondrant, laisserait la place à un écosystème plus complexe fonctionnant en réseau. A une toute petite échelle, c’est précisément ce qui se passe sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où la disparition du système hiérarchique et autoritaire classique a laissé la place à un système de gestion horizontal égalitaire mais très complexe (3).
Si cet effondrement est si prévisible, pourquoi les élites actuelles – qui ont les moyens de procéder à la réduction des inégalités et à une gestion intelligente des ressources – ne réagissent-elles pas? Cela relève plus d’un problème de psychologie que de gestion. Les sciences cognitives reconnaissent l’existence de deux modes de pensées, l’un rapide, automatique mais peu flexible et l’autre plus lent, analytique et flexible. Les deux ont leur utilité et sont répartis de manière assez homogène dans la population, mais certains tel David Rand, un psychologue de l’Université de Yale, pensent qu’il existe également un cycle selon lequel la population en général oscille d’un mode à l’autre.
Face à un problème donné, une société peut inventer une solution (mode de pensée analytique), permettant par la suite à la population de ne plus s’inquiéter du problème (mode de pensée automatique), quitte à mettre du temps avant de s’apercevoir des nouveaux problèmes engendrés par cette solution. Exemples: l’automobile et la pollution, les antibiotiques et le développement des résistances, l’économie de marché et les inégalités, le nucléaire et la question des déchets. Autrement dit, les situations peuvent changer plus rapidement que la capacité d’une société à s’adapter: on est toujours en train de profiter de la solution au problème A alors qu’il faudrait s’occuper du problème B engendré par A.
Si nous étions des êtres purement rationnels la solution serait de développer une éducation capable de nous faire prendre conscience et anticiper ce type de situations, mais nous sommes avant tout des êtres émotionnels. Nous sommes meilleurs dans l’innovation que dans la planification à long terme. Encore faut-il rester capable d’innover pour se sortir de situations imprévues, et c’est surtout là que devrait se focaliser le système éducatif. Si nous voulons éviter l’effondrement, il faudrait peut-être commencer par mettre la pensée critique et l’innovation au centre de toute méthode éducative. Ceci remettant directement en cause les hiérarchies c’est loin d’être gagné, mais peut-on encore se permettre de rester gentil avec les hiérarchies? We’re just a brick in the wall, mais le mur est en train de s’effondrer…
L’humain a passé son existence à se débrouiller, bricolant des solutions ici et là face à des problèmes rencontrés le long du chemin. Avant le néolithique et l’avènement de sociétés sédentaires capables de stocker la nourriture, les sociétés humaines étaient très égalitaires et se déplaçaient en fonction des ressources. Cela a duré des centaines de milliers d’années. Ensuite l’accumulation de richesses a provoqué, depuis 10 000 ans, l’explosion technologique et démographique, mais aussi l’explosion des inégalités, les guerres et les effondrements. Pourtant l’humain, fondamentalement, n’a pas changé.
Si le rêve humide des technocrates d’une élite supérieurement intelligente et éduquée, capable de prendre en charge tous les problèmes de la société humaine, se réalisait, la grande majorité d’entre-nous serions réduits à l’état d’esclaves dans un monde aussi efficient que carcéral. C’est l’option chinoise. Si la société prédatrice actuelle n’est pas contrée, notre civilisation va s’effondrer du fait des inégalités. C’est l’option Trump.
Nous pouvons faire mieux, par exemple en obligeant les élites à écouter ceux et celles qui expérimentent des solutions viables, plutôt que de les considérer comme chair à matraques.
Notes:
(1) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/29/la-societe-americaine-au-bord-de-leffondrement-et-nous/
(3) https://zerhubarbeblog.net/2017/11/29/depuis-la-zad-de-notre-dame-des-landes/
Accroissement des inégalités, selon Oxfam: http://www.rfi.fr/economie/20180121-oxfam-alerte-accroissement-inegalites-monde
[…] (7) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/31/vers-la-fin-de-la-civilisation-occidentale/ […]
[…] (5) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/31/vers-la-fin-de-la-civilisation-occidentale/ […]
[…] (6) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/31/vers-la-fin-de-la-civilisation-occidentale/ […]
En 2019, une crise majeure? https://www.capital.fr/entreprises-marches/la-crise-de-2019-celle-qui-ridiculisera-toutes-les-autres-1317882?fbclid=IwAR2XRnF2nSXhehCSFTZQyG77mUH_VLLfCLyzFG8QPIbV5sWGFonToG00_zw
https://blog.mondediplo.net/fin-de-monde
[…] d’un cycle séculaire long et d’un cycle générationnel court dans le billet « Vers la fin de la civilisation occidentale? » (1), la fin du cycle des grandes institutions d’après-guerre au profit d’un cycle […]
[…] Vers la fin de la civilisation occidentale? […]
Trouver des solutions implique de déjà poser les bonnes questions. https://zerhubarbeblog.net/2019/08/01/climat-surpopulation-etc-le-probleme-du-diagnostic/