Existe-t-il une convergence des luttes?

Il n’est pas très original de dire que la France connait actuellement une vague de protestations touchant plusieurs secteurs: SNCF, facteurs, facultés, transport aérien, énergie, déchets (1)… A tout ceci s’ajoute le mécontentement d’une partie plutôt militante de la population du fait de l’expulsion, en cours depuis ce matin, des “illégaux” de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, après celle des “hiboux” de Bure début mars (2). 

Il n’est pas non plus très original d’en appeler à la “convergence des luttes”, slogan faisant surface à chaque période revendicatrice ou ceux et celles “en lutte” cherchent à augmenter le poids de leurs mouvements respectifs en les associant les uns aux autres. C’est une image à forte charge symbolique, la convergence des luttes faisant directement appel au mythe marxiste du prolétariat face à la classe dominante capitaliste, de la jonction entre étudiants et ouvriers en mai 68, voire de la Révolution française instaurant la République.

L’objection constamment formulée par l’Etat de l’illégalité de certains opposants ou mouvements dits révolutionnaires, anarcho-autonomes, zadistes etc… est de ce fait une arme à double tranchant, la Révolution française tout comme la Résistance aux nazis et au régime de Pétain étant également considérés à l’époque comme “illégaux” par le pouvoir “légal” du moment. D’où la vitale distinction entre légalité et légitimité, distinction que la raison d’Etat, complexe ou pas, se refuse à faire: l’Etat de droit, quelque soit le droit invoqué (et qui va en se durcissant), a précédence sur toute légitimité pouvant s’opposer à lui. Mais en même temps la culture politique française, que ce même Etat met à l’honneur chaque 14 juillet, considère légitime l’opposition illégale à des mesures considérées comme illégitimes. D’où un rapport de “force morale” toujours tendu entre légalistes et légitimistes, et d’où la nécessité pour les légitimistes de renforcer leur position via l’appel à la convergence des luttes.

C’est pourtant loin d’être aussi simple et même au sein du mouvement syndical, premier usager du symbole de convergence quand cela l’arrange, on est devenus très méfiants:  Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force Ouvrière : « La convergence des luttes, ça ne s’improvise pas. »  Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT : « La convergence des luttes, elle ne permet jamais d’avoir des résultats concrets. » (3)

Il est des convergences qui à première vue peuvent faire sens, d’autres moins: je situe mal, par exemple, quel intérêt commun peut exister entre un.e zadiste de NDDL qui revendique un droit à l’expérimentation sociale et agricole hors cadre institutionnel, et un cheminot qui revendique précisément l’inverse: l’intégration institutionnelle sous forme de statut et d’avantages sociaux spécifiques. Ni entre ce même cheminot refusant que son statut devienne un statut d’employé comme un autre, et un étudiant bloquant une fac au nom du refus de faire une distinction (ou sélection à l’entrée) entre étudiants plus ou moins qualifiés. Et ce indépendamment des mérites propres à chacune de ces revendications.

Pour qu’il y ait convergence des luttes il faut non seulement avoir un ennemi commun, en l’occurrence le régime Macron, mais surtout un objectif commun, un projet social et politique commun. A minima, un dénominateur commun sur lequel chacun puisse se retrouver. Et même cela est devenu quasiment impossible à identifier. Même au niveau syndical, le “front commun” est aussi rare qu’éphémère. Le grand mouvement de l’alter-mondialisme, né dans les années 80 mais ayant percé la sphère politico-médiatique lors  du fameux sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle en 1999, est passé de l’idée de “Un autre monde est possible” à celle de “D’autres mondes sont possibles”.

Quels mondes? Autant qu’il existe de mouvances, de groupes, de communautés se réclamant de l’alter-mondialisme – donc de la convergence des luttes contre le “mondialisme” néolibéral perçu comme dirigeant le monde à son profit exclusif. Et ces mondes, même s’ils partagent un adversaire commun, ne sont pas très compatibles entre eux – et le sont de moins en moins au fur et à mesure que la légitimité identitaire prend le pas sur l’imagination politique.

Cette problématique identitaire existe bien au-delà de l’alter-mondialisme bien sûr: le nationalisme ou plutôt les nationalismes, qu’ils soient hongrois avec la récente réélection de Orban, ou indien avec Modi, ou américain avec Trump sont tous basés sur l’idée d’une identité, d’une culture voire d’une race “indigène” menacée par les hordes barbares venant d’ailleurs. On pourrait parler d’une convergence des luttes des nationalismes dont le but commun serait non pas le monde multi-culturel et multi-ethnique des progressistes, mais un patchwork de nations homogènes à l’intérieur de leurs frontières respectives.

Au-delà des discours et des postures, il n’y a pas de vraie différence entre une organisation revendiquant une existence politique au nom de la couleur de sa peau, de son orientation sexuelle, de son régime alimentaire, de son appartenance religieuse ou de son enracinement national. Certaines revendications paraîtront légitimes et d’autre pas en fonction des constructions sociales et politiques dans lesquelles nous nous enserrons tous et toutes, mais à partir du moment où la définition d’un projet politique se réduit à la promotion identitaire on ne peut plus vraiment parler de “politique”, et c’est bien ce que dénonce Tania de Montaigne dans un récent article (4):

“Dans cet ouvrage court, elle démonte les clichés et revendique, pour elle et tous ceux qu’on assigne (Noirs, Blancs, musulmans), le droit à la singularité. «Ces mots sont de simples adjectifs, dit-elle. Je suis noire, ma peau est noire, mais je ne suis pas une Noire ! Cette couleur ne me définit pas. Figer quelqu’un dans cette identité, c’est lui ôter la possibilité d’exister par lui-même»

L’auteur ne fait pas seulement référence aux xénophobes patentés, mais aussi aux adorateurs des peaux foncées et aux «communautarismes pris au piège de la race».

«Avant, on voulait effacer les couleurs. Aujourd’hui, c’est l’inverse, on se recroqueville sur ses origines, chacun dans sa petite boutique. Sauf que personne ne sait définir chaque boutique et qui en est le boss !”

Il n’y a pas de convergence des luttes entre ces différentes boutiques, chacune n’existant que par opposition à la boutique “homme+blanc” mais n’ayant aucun projet politique commun (vu que le politique est noyé dans l’assignation identitaire), donc aucune possibilité de convergence.

Faut-il dès lors accepter de limiter la notion de “convergence des luttes” à la résistance à un ennemi commun, sans projection politique sur ce qui se passe une fois cet ennemi abattu? La conclusion de l’article précédemment cité de Hervé Kempf, dans Reporterre, au sujet de l’évacuation en cours de la ZAD de NDDL (1), est la suivante:

“Ce que promeuvent les oligarchies, c’est la possibilité de maintenir un système où elles nuisent à l’intérêt général. Car le coeur de l’intérêt général, en ce début du XXIe siècle, est la question écologique, dont l’issue commande les conditions d’existence de l’humanité. Il est presque ironique que leur attaque du moment vise un lieu où précisément on cherche à trouver des voies pour – entre autres – vivre d’une façon qui n’altère pas le climat.

Voilà pourquoi MM. Macron, Philippe, Collomb et Hulot, qui préservent les intérêts des membres des 80 tonnes par an, sont eux aussi criminels, et voilà pourquoi il faut défendre la Zad.”

C’est un appel à la convergence des luttes afin de sauver la ZAD et, surtout, de faire tomber Macron & Cie qui représentent l’ennemi, les 1% de prédateurs, les “membres du groupe des 1 % les plus riches du globe (qui) émettent en moyenne chaque année 80 t de CO2, soit neuf fois plus que la moyenne de la population mondiale (6,2 t).” Le prisme écologique ouvre un projet politique commun mais pourtant qui, aujourd’hui, considérerait un tel projet comme suffisant pour justifier une convergence des luttes? Pas grand monde. Quoi, alors?

A terme, on pourrait penser que la convergence des luttes se fera lorsque la logique prédatrice et coercitive de l’appareil d’Etat (au sens générique du terme, peu importe quelle formation le contrôle) aura atteint le point de combustion de la société. L’Etat, incluant ceux qui gravitent autour et tirent des avantages de la puissance étatique, en est évidemment bien conscient mais il n’a en fait guère de choix: l’Etat français actuel (et cela s’applique également ailleurs) n’est que le VRP d’un certain nombre d’intérêts et de pressions: les lobbies, l’Europe, l’alignement géopolitique contre la Russie, le clientélisme, le chantage migratoire ou terroriste poussent dans la direction générale de la coercition. La question n’est plus “quelle politique?” mais “comment appliquer, sans tout faire sauter, la politique qui s’impose de par ces intérêts et pressions?”.

A l’heure actuelle il n’existe ni en France ni en Europe de projet politique suffisamment cohérent, partagé et crédible pouvant justifier une convergence des luttes. Grâce notamment au communautarisme, chacun milite pour sa boutique. C’est l’uberisation du combat politique, chose qui arrange aussi bien les nombreux patron.ne.s de boutiques qui y gagnent chacun.e.s un peu de visibilité, et l’Etat qui n’a jamais face à lui un front unit capable de le mettre en danger.

C’est pour cela que l’Etat est impitoyable face à la ZAD de NDDL: il accepte que l’état de droit soit piétiné là où règnent les mafias, la corruption ou les barbus, des prédateurs qui ne proposent pas d’alternatives politiques crédibles, mais n’accepte pas que quelques centaines d’écolos et d’utopistes mettent eu oeuvre un modèle de société non-prédatrice, collaborative et susceptible de remettre en cause le principe hiérarchique et compétitif.

 

Notes:

(1) http://www.bfmtv.com/societe/sncf-air-france-eboueurs-qui-fait-greve-ce-mardi-1410621.html

(2) https://zerhubarbeblog.net/2018/03/08/retour-a-bure-mars-2018/

(3) https://www.infolibertaire.net/convergence-des-luttes/

(4) https://www.marianne.net/societe/les-communautaristes-sont-pris-au-piege-de-la-race-par-tania-de-montaigne

 

 

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

7 réponses

  1. xine

    Des fois, en plus, la convergence des luttes peu se révéler contre-productive. Par exemple, les militantes féministes Indiennes ou Brésiliennes réclament une grève uniquement féminine les 8 mars. Ici, c’est très mal perçu par nos compagnons syndicalistes. En effet, pourquoi ne pas joindre nos forces? Nous aussi sommes féministes, s’exclament-ils à raison semble-t-il.
    Mais hélas! je ne comprends que trop bien la demande de nos soeurs lointaines. Comment faire autrement pour montrer le réel poids du travail féminin dans le monde qu’une grève réservée aux travailleuses? Sans opposition contre les hommes. Sans rejeter l’aide des copains. Sans nier que le patriarcat est en fait notre ennemi à tous, hommes et femmes. Juste pour montrer une réalité économique frappante : elles effectuent 66% du travail et produisent 50% de la nourriture, selon des chiffres de l’Unicef repris par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Malgré cela, elles ne perçoivent que 10% des revenus et ne détiennent que 1% de la propriété.
    Donc ici la “convergence” serait néfaste.

    Souvent par contre, quand on a une analyse un peu moins collée au microscope, on se rend compte que les mécanisme d’exploitation se rejoignent. Et qu’il faudrait joindre nos forces. Mais honnêtement, tout le monde me semble bien trop occupé par les détails et peu regardent l’ensemble du tableau…. Merci pour ce billet.

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