De Facebook au Brexit, la course au profil.

A l’heure ou j’écris ces lignes le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, témoigne face au Sénat américain au sujet du scandale dit “Cambridge Analytica”, du nom d’une société ayant récupéré, a priori par le biais d’un constructeur d’application nommé Global Science Research (ci-après GSR), de l’ordre de 87 millions profils d’utilisateurs Facebook. Profils qui furent ensuite utilisés par l’équipe de campagne présidentielle de Donald Trump, en 2016, afin de maximiser l’impact de cette campagne à travers des méthodes de political targeting développées par Cambridge Analytica (ci-après CA) basés sur ces profils.

Ce qui dérange les législateurs US est d’une part le fait que GSR et CA aient pu ainsi voler les infos privées d’autant d’utilisateurs via une application liée à Facebook , et d’autre part le fait que Facebook semble avoir laissé faire CA après avoir découvert le piratage dès 2015. Enfin piratage pas tout à fait, vu que CA a pu réaliser cette opération du fait d’une faille dans la sécurité de Facebook.

L’affaire est digne d’un John le Carré, accrochez-vous.

Le témoin clé de l’affaire est un certain Christopher Wylie, l’un des fondateurs de CA, un petit génie de 24 ans ayant mis au point une technique de récolte de données Facebook. A partir d’un seul utilisateur d’une appli telle celle de GSR, il pouvait récupérer tout son réseau d’amis, de l’ordre de 200 à 300 profils par utilisateur effectif. Mais avant de fonder CA, Wylie travaillait pour Steve Bannon, alors patron du Breitbart News et éminence grise de la campagne de Trump, ainsi que des premiers mois de sa présidence.

Bannon, Wylie et un brillant informaticien millionnaire du nom de Robert Mercer fondèrent alors CA à partir d’une société pré-existante, SCL, afin d’appliquer au profit de la campagne de Trump une stratégie militaire de manipulation via les réseaux sociaux, une vraie guerre psychologique (ce que Wylie nomme “Steve Bannon’s psychological warfare mindfuck tool”) qui profita grandement, comme on le sait, à Donald Trump. L’enquête américaine est donc en cours, mais l’élection de Trump ne fut pas la seule grande opération de CA: il y eut aussi la campagne pro-Brexit.

Au Royaume-Uni la loi électorale impose des plafonds de financement aux campagnes, et donc l’interdiction de toute collusion non déclarée entre différentes listes. En effet si deux listes sont en réalité une seule et même liste, la somme de leurs financements pourrait dépasser le plafond autorisé. Lors de la campagne du Brexit il y avait quatre listes pro-Brexit, toutes supposément indépendantes: Vote Leave, la plus importante, suivie de BeLeave, Veterans for Britain et celle du Democratic Unionist party – ce petit parti radical avec lequel les Conservateurs de Theresa May feront ensuite alliance.

La liste Vote Leave a dépensé plus de la moitié de son budget de campagne (3,9 million de livres sur un total de 7 millions) pour les services d’une petite société parfaitement inconnue du nom de AggregateIQ (ci-après AIQ) mais apparemment liée (même adresse) à une société canadienne nommée SCL Canada. De plus, les trois autres listes ont également dépensé des sous dans AIQ quoique plus modestement, à hauteur de 757 000 livres. SCL Canada, vous l’aurez deviné, étant la filiale canadienne de SCL, mère de Cambridge Analytica. Ces informations furent publiées par le Guardian en février 2017 (1), juste avant la mise en oeuvre de l’article 50, le 29 mars 2017, signalant la période de négociations de deux ans avant la sortie définitive (2).

Que faisait AIQ contre autant d’argent? Un certain Paul, ex-employé de CA, divulgua à la journaliste du Guardian travaillant sur cette affaire, Carole Cadwalladr, qu’effectivement AIQ était une émanation de CA s’occupant de développement logiciel. Et que les services achetés par les listes pro-Brexit étaient en fait des services de CA, cette même CA donc qui avait été si efficace lors de la campagne de Trump. CA était déjà très connue pour ses compétences en matière de profiling: l’objectif est d’analyser l’environnement informationnel de chaque profil, en déduire le type d’information le plus susceptible de le faire réagir, et de lui faire alors parvenir les “bons messages” qui vont le pousser à acheter / voter comme le désire le donneur d’ordre de la campagne. C’est cela qu’achetaient les listes pro-Brexit.

Jusque là rien d’illégal, même si l’on imagine encore difficilement la puissance manipulatrice de ce profilage. J’y reviendrai. Outre la nature des activités de AIQ/CA, l’enquête du Guardian portait sur les éventuelles collusions entre les différentes listes pro-Brexit. L’une d’elle, BeLeave, fondée par un étudiant de 23 ans, reçu un don – légal – de 625 000 livres de la campagne Vote Leave. Tout cet argent fut reversé à AIQ / CA. En réalité, l’argent fut directement versé par Vote Leave à AIQ / CA au nom de BeLeave. Collusion?

Si cela s’avère être le cas, les budgets combinés des deux campagnes dépassant allègrement le plafond autorisé, il y aurait un constat de fraude électorale pouvant mener à une remise en cause du vote. L’enjeu est donc majeur.

Le vote pro-Brexit l’emporta par un petit % des participants, de l’ordre de 600 000 voix. Tout comme pour l’élection de Trump, la manipulation d’électeurs susceptibles de passer d’un bord à l’autre sur base d’informations fortement orientées de dernière minute (ce que les anglophones appellent les swing voters) est cruciale, et le profilage effectué par CA à partir de données issues des réseaux sociaux – en particulier Facebook – permet exactement cela. Au-delà des cas particuliers des campagnes Trump (acquisition frauduleuse de données) ou Brexit (collusion entre campagnes), l’enjeu fondamental est la survie de démocraties dignes de ce nom face à une telle puissance manipulatrice.

C’est parce qu’il s’est rendu compte qu’il était en train de créer une machine dystopique aux mains de quasi fascistes que Christopher Wylie, le petit génie de CA, a décidé de parler. Le 18 mars 2018, soit un an après l’entrée en vigueur de l’article 50, le Guardian publiait un papier énorme, l’interview de Wylie (3). Wylie détient les preuves que, entre juin et août 2014, CA a récolté les profils de 50 millions d’utilisateurs de Facebook. Il a les lettres des avocats de Facebook disant que CA avait fait cela de manière illégitime, alors que CA nie officiellement avoir utilisé des données issues de FB. Aujourd’hui CA travaille avec de nombreuses entités impliquées dans la manipulation, dont le Pentagone. C’est quand il a réalisé que le Pentagone avait accès aux profils psychologiques de 230 millions d’américains détenus par CA qu’il s’est vraiment rendu compte de l’ampleur du désastre, et a quitté le navire.

Les données récoltées via les réseaux sociaux et applications en ligne nourrissent les algorithmes de fabrication de profils psychologiques de CA, qui sont ensuite utilisés par les clients de CA pour influencer leurs cibles. Et si tant de gens font appel à CA, avec de tels tarifs, c’est que ça marche. Sans CA, Trump n’aurait sans doute pas gagné, ni le camp pro-Brexit. Mais il y a plein d’autres exemples d’interventions de par le monde, en fait partout où se jouent des élections ou des tentatives de manipulation de l’opinion publique.

Il est vital et urgent, pour nous public encore capable de pensée critique, de faire face à l’invisible mais très puissante menace que pose cette guerre psychologique menée à travers les GAFAM et les officines du genre de Cambridge Analytica (4). Notre indépendance d’esprit est devenue la ZAD ultime.

Notes:

(1) https://www.theguardian.com/politics/2017/feb/26/us-billionaire-mercer-helped-back-brexit

(2) https://zerhubarbeblog.net/2018/03/18/brexit-poker/

(3) https://www.theguardian.com/news/2018/mar/17/data-war-whistleblower-christopher-wylie-faceook-nix-bannon-trump

(4) https://cambridgeanalytica.org/

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

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