Le sang des peuples peut-il coaguler?

Référence directe à ce petit moment dans le combat de coqs entre Emmanuel Macron et le team Plenel-Bourdin dimanche soir, où Edwy Plenel parle de “coagulation” des différents mouvements sociaux qui secouent actuellement la France. Ce à quoi Macron répond qu’il ne voit pas venir une telle “coagulation”, rejoignant par là ma propre opinion explicitée dans l’article “Existe-t-il une convergence des luttes” du 9 avril (1). Pour résumer en une phrase, il ne me semble pas y avoir de possible convergence des luttes, malgré l’identification d’un ennemi commun (le régime Macron), du fait de l’inexistence d’une offre politique alternative partagée par une majorité d’opposants. Les petits ruisseaux font les grandes rivières certes, mais pour autant qu’ils coulent tous dans le même sens.

Thèse qui ne demande qu’à être invalidée bien sûr, et deux tests sont déjà prévus: un appel à la grève générale ce 19 avril, et la manif “La fête à Macron” prévue le 5 mai. Dans le premier cas seule la CGT a répondu présent côté syndicaliste, et on retrouve notamment la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon aux manettes alors que ce dernier tente justement de porter la convergence des luttes au-delà des frontières françaises: il vient de cosigner à Barcelone un manifeste intitulé « Maintenant le peuple ! Pour une révolution citoyenne en Europe » avec les représentants de Podemos (Espagne) et Bloco de Esquerda (“Bloc de gauche”, Portugal) (2). Ce manifeste fonde une campagne commune pour les élections européennes de 2019.

On y retrouve le classique plaidoyer contre l’austérité, la montée des inégalités, la paupérisation des peuples sous le joug européen, je cite: “L’application dogmatique, irrationnelle et inefficace des politiques d’austérité n’a réussi à résoudre aucun des problèmes culturels causés par cette crise (financière)… L’heure est arrivée de rompre avec le carcan des traités européens qui imposent l’austérité et favorisent le dumping fiscal et social. L’heure est arrivée que ceux qui croient en la démocratie franchissent une nouvelle étape pour rompre cette spirale inacceptable… Nous lançons un appel aux peuples d’Europe pour qu’ils s’unissent sur la tâche qui consiste à construire un mouvement politique international, populaire et démocratique pour organiser la défense de nos droits et la souveraineté de nos peuples face à un ordre ancien, injuste et en échec qui nous emmène droit au désastre.

Je peux difficilement ne pas être d’accord avec le constat général posé par ce manifeste, mais je peux tout aussi difficilement voir en quoi il peut espérer changer la donne politique et, en particulier, mener à une convergence des luttes: hors un ennemi commun associé à l’Europe et la politique d’austérité il ne propose pas de modèle, de vision politique, de socle programmatique fondamental auquel il est possible de se raccrocher autrement que par une posture d’opposition. Le manifeste prône-t-il une sortie de l’Euro? De l’Europe style Brexit? Une refondation des institutions européennes, seulement possible avec l’accord des autres pays dont de facto impossible sauf miracle? La défense de la souveraineté implique-t-elle la mise en place d’un protectionnisme économique, également demandé par les partis nationalistes? Et quels seraient les impacts de ces mesures?

Les mêmes questions se posent au niveau d’une hypothétique convergence des luttes hexagonales. On est tous d’accord pour ne pas accepter les réformes proposées de systèmes qui ne fonctionnent pas correctement (hôpitaux, EHPADs, SNCF, orientation post-Bac, etc…), sans qu’il existe de propositions alternatives, construites et audibles, pour les améliorer. De manière plus générale, le bloc de droite (en gros un tiers de l’électorat) et le bloc de gauche (un autre tiers) sont tous d’accord pour critiquer le bloc macroniste (le dernier tiers) mais avec des arguments diamétralement opposés. La seule convergence envisageable à ce niveau serait celle de la FI et du FN sur une sortie de l’Euro et la mise en place d’un protectionnisme économique franco-français, s’il ne peut se faire au niveau européen.

Benoît Hamon ayant rejoint le mouvement du 5 mai on peut y voir un début de convergence politique, mais en fait non car ce dernier a bien précisé dans sa déclaration du 10 avril (3) ceci:

Pour qu’elle « réussisse », assure l’ex-candidat PS à Regards, cela « suppose une mobilisation très large » et que « la gauche syndicale, associative et politique y soit associée ». « Rater le 5 mai, ce sera accélérer la fin de la mobilisation sociale », assure-t-il. Cependant, le fondateur de Génération.s a prévenu : « Il faudra éviter tout mot d’ordre politique qui domine un mot d’ordre syndical » et « respecter les rythmes de la mobilisation syndicale ».

Eviter tout mot d’ordre politique qui domine un mot d’ordre syndical. Une autre façon de dire que le 5 mai sera limité à un appel au status quo, sans proposition politique. Comment voulez-vous induire une convergence des luttes avec cela? Face à cela Macron ne risque strictement rien politiquement parlant, au contraire: il profite de l’individualisation de luttes pour empiler les annonces de réformes, émiettant d’autant plus l’opposition où chacun se retrouve à devoir défendre ses intérêts propres, sans qu’il existe de proposition politique alternative capable de lier tout cela dans un programme constructif et crédible.

Pourquoi? Est-ce parce que, selon la doxa néolibérale née de l’ère Thatcher-Reagan, il n’y a simplement pas d’alternative? Est-ce parce que la seule alternative crédible aujourd’hui relève de la “démocrature” à la russe, voire de la dictature à la chinoise, et que cette voie-là n’est pas encore “vendable” politiquement en France même si son empreinte, dans les faits, est déjà visible? On dit qu’aujourd’hui, en ex-Europe de l’Est, pas mal de gens sont nostalgiques de l’Union Soviétique: ils n’avaient guère de libertés mais quoi que l’on fasse, ou pas, on avait à bouffer et un toit. Le repli identitaire concerne la majorité des pays du globe, les grands comme les petits. Il heurte notre culture universaliste d’européens de l’Ouest, nous qui avons profité pendant deux bons siècles d’une mondialisation à sens unique, nous qui sommes nés dans l’évidence des libertés fondamentales: liberté d’expression, liberté de mouvement, liberté religieuse, liberté politique. Et c’est dur de se rendre à l’évidence que ce modèle-là ne fonctionne vraiment qu’ici, où il est né, et qu’il n’est en rien évident qu’il sera le modèle générique de demain.

La vision politique type néolibérale mène inévitablement à une forme de désastre, soit parce que l’Etat se retrouve sous contrôle d’intérêts particuliers et fonctionne essentiellement à leur profit (la thèse de l’Etat Prédateur développée par James Galbraith en 2008 (4)), soit parce que le niveau extrême d’inégalités qu’entraîne ce modèle mène à un effondrement social (5) – les deux effets étant cumulables.

Ceux et celles qui rejettent le modèle néolibéral ont en gros le choix entre d’une part un modèle vertical, technocratique où les citoyens abandonnent à l’Etat la plupart de leur prérogatives (notamment en matière de choix politique) en échange d’une forme de stabilité et d’efficacité structurelle (le modèle chinois ou plus généralement Hobbésien); ou d’autre part un modèle horizontal collaboratif, un maillage de petites entités hautement démocratiques dénué de pouvoir central – le modèle communaliste libertaire notamment développé par Murray Bookchin (6).

Ce dernier est évidemment le modèle qui s’est installé à Notre-Dame-des-Landes (7) et dont le pouvoir ne veut pas entendre parler. Mais pas seulement le pouvoir, je doute que les bénéficiaire des systèmes politiques et institutionnels, même a priori pro-NDDL, même très à gauche, voient d’un bon œil le développement du communalisme au-delà de quelques hectares de bocage loin de Paris. A NDDL, pas de privilèges de classe ni de statut, pas de primes…

Reste donc Hobbes, qu’un certain Manuel Valls mettait à l’honneur en 2015 (8) dans un billet sur son compte Facebook qui n’est en rien différent de ce que Macron pourrait écrire aujourd’hui. Je cite ci-dessous les trois derniers paragraphes de Valls:

“Réaffirmer l’autorité, ce n’est pas lui vouer je ne sais quel culte. L’autorité est une valeur qui forme le cadre d’une autre, une valeur que la gauche a toujours défendue : l’émancipation individuelle.

Oui, l’autorité est par définition émancipatrice, libératrice. Car sans sécurité, sans ordre républicain, sans règles, sans règles justes qui s’appliquent à tous, les individus – et d’abord les plus fragiles, les plus modestes – sont toujours soumis à la loi du plus fort. Ils sont les victimes de ces violences, ces abus, ces injustices de toutes sortes, qui entravent.

Affirmer l’autorité, c’est construire un cadre sécurisant mais pas paralysant, c’est créer de la confiance qui profite à tous. Car ce n’est que dans une société apaisée, parce qu’ordonnée, que chacun peut espérer avoir la pleine maîtrise de son destin.”

L’autorité mâtinée de moralisme (la protection des plus faibles, la sécurité, la justice) ne pouvant sérieusement envisager longtemps sa propre remise en cause, cette vision mène précisément au modèle de démocrature qui prend pied en Europe. C’est le modèle Européen, où les vraies décisions se prennent au sein d’un Conseil des Ministres opaque dans lequel se mesurent et s’organisent des intérêts qui n’ont pas nécessairement grand chose à voir avec l’intérêt général des européens. C’est l’idéal de la classe technocratique française qui a servi de modèle au système européen (merci Jacques Delors) et dont la France cherche actuellement à récupérer un semblant de contrôle.

Au niveau mondial, la primauté économique des pays traditionnellement démocratiques (essentiellement Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande, Europe) est en train de céder la place à la puissance des pays autoritaires, Chine, Inde et Russie en tête mais comptant aussi les régimes pétroliers du Moyen-Orient et les nombreux pays où la démocratie est en passe de succomber sous la corruption: Brésil, Malaisie etc… Le journal américain d’analyse géopolitique Foreign Affairs n’hésite pas ce mois-ci à publier un numéro intitulé “La fin du siècle de la démocratie” (9), relevant ce recul mondial – avec évidemment un regard très critique sur ce qui se passe aux USA – et dont la conclusion d’un article intitulé “La démocratie est-elle en train de mourir?” est la suivante:

“The most pressing dangers for the world’s leading democracies, in other words, are not external but internal. The time, resources, and opportunity to turn things around are there; the only things missing are political will and leadership (10).

“Les dangers les plus pressants pour les principales démocraties du monde, en d’autres termes, ne sont pas externes mais internes. Le temps, les ressources, et l’occasion d’inverser les choses sont là, tout ce qui manque sont la volonté politique et la capacité à agir.”

Ce qui nous ramène à la question de départ: ce qui manque à la convergence des luttes, à la coagulation de Plenel, ce n’est pas la possibilité qu’elle existe mais le manque de capacité politique. Et ce n’est pas en se félicitant du blocage des universités et des trains qu’on risque de la retrouver.

Notes:

(1) https://zerhubarbeblog.net/2018/04/09/existe-t-il-une-convergence-des-luttes/

(2) https://lafranceinsoumise.fr/2018/04/13/peuple-revolution-citoyenne-europe/

(3) http://andrenicolas.centerblog.net/32132-benoit-hamon-lui-aussi-ira-faire-la-fete-a-macron-le-5-mai

(4) https://zerhubarbeblog.net/2010/05/16/letat-predateur/

(5) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/31/vers-la-fin-de-la-civilisation-occidentale/

(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Communalisme

(7) https://zerhubarbeblog.net/2017/11/29/depuis-la-zad-de-notre-dame-des-landes/

(8) https://zerhubarbeblog.net/2015/11/12/manuel-hobbes-ou-la-legitimation-du-leviathan/

(9) https://www.foreignaffairs.com/articles/2018-04-16/end-democratic-century

(10) https://www.foreignaffairs.com/articles/2018-04-16/democracy-dying

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

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