Intelligence artificielle: le cas chinois.

Après avoir commenté le rapport Villani sur la politique de développement de l’IA en France et en Europe (1), il est intéressant de contraster cela avec la politique chinoise. La Chine se voit n°1 mondial en matière d’implémentation de l’IA. Ce n’est pas un avis, c’est une décision d’Etat publiée à l’été 2017, qui dit que la Chine se donne douze ans (donc jusqu’en 2030) pour gagner le leadership mondial en matière de recherche et d’application de l’intelligence artificielle.

La Chine a les moyens de sa politique. Elle l’a montré avec le projet dit de la Route de la Soie (2)prévoyant de relier la Chine à l’Europe à travers le Kazakhstan, la Russie et la Biélorussie. Elle l’a montré avec le projet d’entrepreneuriat et d’innovation massive lancé en 2014, et ayant mené à la création de 66 000 incubateurs en l’espace de deux ans. La Chine a mis en place des moyens de financement adaptés à ces projets, notamment la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, à laquelle participent une vingtaine de pays asiatiques et dotée d’un capital social de 100 milliards de dollars US.

L’argent ne fait pas tout, et deux autres facteurs majeurs permettent à la Chine de prétendre atteindre le leadership mondial en matière d’IA en si peu de temps, sachant que son adversaire principal, les USA, travaillent sur le sujet depuis des décennies. Le premier facteur est que la Chine est un mélange de dictature politique et d’oligarchie où les quelques sociétés devenues gigantesques sur le marché du numérique chinois (Alibaba, Tencent) travaillent main dans la main avec le politique. Une décision politique est donc mise en oeuvre par l’Etat et les forces économiques sans grand débat public. Le second facteur est la taille: la société numérique est d’ores et déjà très développée en Chine, et notamment les systèmes de paiement électronique qui génèrent un flux massif de données. Par rapport aux USA, la Chine a trois fois plus d’utilisateurs de téléphonie mobile mais cinquante fois plus de transactions électroniques depuis ces mobiles.

La performance de l’IA dépend en grande partie de son accès aux données, élément clé que le rapport Villani a parfaitement identifié. Ces données sont créées par les utilisateurs au fil de leurs activités numériques, et sont captées par les opérateurs du numérique. Se pose alors la question de l’accès aux données, des normes permettant d’en garantir la protection d’une part, mais de permettre en même temps à l’industrie de l’IA d’exister. L’affaire Facebook / Cambridge Analytica aux USA (3) en est l’illustration actuelle, tout comme la mise en oeuvre au niveau européen, à dater de fin mai 2018, de la norme RGPD (4). En Chine la verticalité du système fait que si l’Etat veut certaines données, il les prend. Le développement de l’IA chinois dispose donc d’un océan presque illimité de données, qu’il peut utiliser pour optimiser ses systèmes et les rendre d’autant plus efficaces et rentables.

Ce système, dont rêvent sans doute pas mal de nos technocrates français et européens, a bien entendu un coût énorme: la soumission de plus en plus complète de la société civile à la machine étatique et aux acteurs dominants du numérique. Autant la face utopique de l’IA est toujours mise en avant dans la communication (élimination des tâches répétitives, mise en avant des créatifs, optimisation industrielle, réduction des déchets, “verdissement” de l’économie etc…), autant la réalité du processus chinois semble une plongée dans l’enfer de Blade Runner:  la Chine met par exemple au point un système de notation individuelle, où chaque action pourra être notée et donnera droit, ou pas, à certains droits sociaux, à des prêts ou assurances, in fine sans doute au simple droit de vivre (5).

Dans la même logique, l’implémentation massive de caméras de surveillance reliées à un système d’IA capable de détecter n’importe qui n’importe où: voir le test réalisé par ce journaliste anglais avec la police de la ville de Guiyang (6). Il lui aura fallu sept minutes de déambulation en ville pour être reconnu par le système et interpellé. Encore plus fort, l’équipement policier intégrant des lunettes connectées capables d’identifier en temps réel, dans la foule, n’importe qui fiché par le système (7). Cela, c’est précisément ce que j’espère sera toujours refusé par la société européenne, encore faut-il qu’elle puisse préserver sa capacité de refus face aux rêves humides que ces technologies ne doivent pas manquer de faire surgir dans les esprits technocratiques et policiers qui dominent nos institutions.

Selon Kai-Fu Lee, un taïwanais né de parents chinois ayant ensuite émigré et fait carrière aux USA dans les grands noms du numérique (Apple, Google), et aujourd’hui investisseur dans le numérique chinois, “les Chinois acceptent d’échanger leurs données privées contre la facilité et la sécurité. Ce n’est pas un processus explicite mais un fait culturel“. Fait culturel qui risque de les mener à la plus grande et intelligente prison de tous les temps.

Une fois le cadre établi et les données acquises, reste la mise en oeuvre qui passe par l’ingénierie. L’IA actuelle, en effet, est plus une question d’ingénierie que de R&D. Le moteur IA dominant est désormais connu, c’est le modèle auto-apprenant (deep learning) dont un exemple traité dans ce blog est AlphaZero (8). Une fois le modèle acquis, l’implémentation de l’IA relève essentiellement du développement applicatif, donc de l’accès à des ingénieurs qui développent des outils IA adaptés aux secteurs qui les concernent. Et de tels ingénieurs, en Chine, il en existe des millions qui sortent des écoles au rythme de plusieurs centaines de milliers par an (entre 300 000 et 600 000 selon les sources).

La Chine, en résumé, est la paradis de l’IA: des normes d’accès aux données peu concernées par les questions de protection de la vie privée, des océans de données du fait de la profonde pénétration du mobile y compris pour les paiements, et un corps d’ingénieur gigantesque et bien formé pour mettre tout cela en musique. Les USA vont avoir du mal à suivre, l’Europe et la France loin derrière.

Même si en théorie tout retard technologique est rattrapable, dans le domaine particulier de l’IA c’est encore plus difficile pour une raison simple: celui qui détient la meilleure IA peut l’utiliser pour créer une IA encore plus performante, et ainsi de suite.

 

Notes:

(1) https://zerhubarbeblog.net/2018/04/19/le-rapport-villani-sur-lintelligence-artificielle/

(2) https://en.wikipedia.org/wiki/One_Belt_One_Road_Initiative

(3) https://zerhubarbeblog.net/2018/04/12/de-facebook-au-brexit-la-course-au-profil/

(4) https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-sur-la-protection-des-donnees-ce-qui-change-pour-les-professionnels

(5) https://dailygeekshow.com/chine-note-citoyens/

(6) http://www.bbc.com/news/av/world-asia-china-42248056/in-your-face-china-s-all-seeing-state

(7) https://www.cnet.com/news/china-new-year-police-glasses-ai-cctv/

(8) https://zerhubarbeblog.net/2017/10/19/alphago-zero-le-futur-en-jeu/

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

11 réponses

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.