Je suis, comme sans doute la plupart des gens qui suivent ce blog, un libéral au sens premier du terme car élevé dans une culture reconnaissant, sinon dans les faits du moins en principe, les droits fondamentaux de l’individu face à l’autorité d’un gouvernement: liberté de mouvement, liberté d’expression, liberté politique et religieuse, liberté économique associée au droit à la propriété, au sein d’un Etat basé sur la séparation des pouvoirs et un ensemble de règles communes validées par la population. Ce libéralisme-là, jusqu’à la fin du XXème siècle, semblait voué à la conquête planétaire. l’URSS y avait apparemment succombé, la Chine allait suivre, et toutes les républiques bananières ou théologiques allaient faire pareil. On y croyait encore en 2011 lors du Printemps Arabe, où la jeunesse arabe allait jeter aux mêmes orties l’ordre des dictateurs et celui des mollahs.
Raté.
Ratages qui ont obligé pas mal de gens issus de ce monde libéral à se poser la question de pourquoi, d’essayer d’identifier les raisons fondamentales qui font qu’un principe aussi évident, a priori, que l’ordre libéral non seulement ne se développe pas à la surface du globe, mais en plus semble se racornir en sa propre forteresse, l’Occident.
Sans remonter trop loin, un premier indice se trouve dans le fameux essai de Alasdair McIntyre, philosophe écossais qui publiait en 1980 After Virtue. Ce livre, dont la dernière réédition commentée par son auteur date de 2007, postule – en gros – que la charpente morale qui préexistait au libéralisme politique s’est effondrée à l’époque des Lumières, ne laissant à sa place qu’une idéologie libérale se vidant peu à peu de tout son sens.
McIntyre prend comme analogie un hypothétique monde basé sur la science qui aurait perdu, suite à une catastrophe, ses principes scientifiques fondateurs, et reconstruirait ensuite une vision du monde basée uniquement sur les traces encore visibles de ses anciennes fondations. Dans un tel système, la méconnaissance des réels fondements de cette science la transformerait en un genre de culte, de dogme dénué de sens et voué à disparaître s’il ne se maintient pas par la coercition.
C’est certainement ce que l’on constate aujourd’hui avec l’islamisme, une reconstruction artificielle absurde et ignorante d’une tradition originelle ayant existé dans un contexte lointain et totalement différent. Mais c’est sans doute ce que l’on constate aussi avec la philosophie libérale, dont la perte de la charpente morale originelle conduit à un moralisme, à un “émotivisme” permettant la communication et la justification sans partage de n’importe quel sentiment, opinion, émotion ou croyance, chacun pouvant s’estimer tenir le haut du pavé moral faute d’un principe supérieur à la primauté de l’individu lui-même.
La question du post-libéralisme occupe pas mal d’éditorialistes. La revue américaine Foreign Affairs propose cette semaine un article intitulé Post-liberalism, East and West (1), où l’on lit que (ma traduction): le libéralisme, un temps une tradition politique, est devenue un projet idéologique ambitieux ne tolérant guère d’opposition. Les vices sont exaltés en vertus, la religion est devenue étrange, la vérité relative, et la solitude endémique.
Les signes ne manquent pas: les agressions sans fondement autre qu’opportuniste des pays dits libéraux envers d’autres dits illibéraux (Irak, Libye, Syrie), la diabolisation de la Russie bien sûr, mais également et surtout la compétition de tous contre tous, la prédation économique sous couvert d’efficacité, la glorification de l’égoïsme, le phénomène de la post-vérité ou fake news (2), le gardiennage à distance d’une population grandissante de gens âgés réduits à l’état de légumes facturables par l’industrie médicale, ou encore la croissante difficulté à lier des relations émotives durables entre individus revendiquant par-dessus tout leur intérêt personnel. Et de tels signes, on peut en identifier quelques dizaines sans se forcer.
La moralité du libéralisme moderne, dénué de finalité autre qu’utilitaire, ne peut s’imposer que par la violence. Comme c’est le cas pour tout système de pensée, tribal, nationaliste ou théologique coupé de ses racines spirituelles au profit de ses gouvernants ou élites, mais en pire du fait que ce déracinement est précisément ce qui devrait permettre l’égalité et la liberté individuelle. Dans la philosophie libérale le passé n’existe pas, il n’y a que le présent et l’avenir.
Cette violence s’exprime notamment par le discours moraliste et l’émotivité auto-promotionnelle. Qu’une règle soit enfreinte par un groupe qui partage la même morale que moi et je trouve cela légitime. Que cette même règle soit enfreinte par un groupe se réclamant d’une morale différente et cela devient illégitime – et même totalement inacceptable, justifiant la plus pure des indignations.
Les gens partageant un intérêt commun se regroupent sous des bannières moralistes qu’ils ou elles défendent essentiellement avec des armes émotives, les seules à même de faire fi de toute argumentation rationnelle, rendant inaudible toute justification du camp adverse. Le terrain neutre n’existe plus, on est soit pour ou contre, et le summum de l’expression moraliste, de l’auto-héroïsation est de dire “non”.
Les exemples ici et maintenant ne manquent pas et l’Etat en est autant coupable que les communautaristes ou militants de tous bords. Chaque camp crée pour l’occasion une justification morale et hystérise sa communication ou ses actions afin de conforter une position. Le politiquement correct associé à la posture victimaire est devenu l’arme absolue de l’anti-débat, le but n’étant alors plus de trouver une solution partagée à un problème donné (tel le racisme ou l’antisémitisme) mais à conforter une posture politique et médiatique au service de quelqun.e.s. Moi victime toi bourreau, par principe. C’est le passage du libéralisme au moralisme émotif. Le récent “Manifeste contre le nouvel antisémitisme” publié par Le Point ce dimanche pouvant sans doute servir d’exemple.
La première des alternatives est bien évidemment le retour à l’Etat illibéral – au sens où la Nation, la société, la religion, le Parti se placent au-dessus du principe de liberté de l’individu, et renouent avec une forme de morale enracinée dans un passé reconnu comme fondation culturelle. Ce fut le cas de l’Allemagne nazie renouant avec le mythe de la sélection naturelle du plus apte, c’est le cas de la Chine avec le retour en force du confucianisme, de la Russie avec le retour de la religion orthodoxe et du système tsariste, de l’Inde avec le grand retour de l’hindouisme comme valeur supérieure de la Nation, de la Hongrie ou de la Pologne construites sur de fortes identités territoriales et linguistiques non solubles dans l’Union Européenne. Ces Etats sont de fait numériquement majoritaires, et en passe de devenir économiquement majoritaires.
Au sein des Etats considérés comme libéraux, une réponse au moralisme hystérique est l’existence de “communautés intentionnelles”, c’est-à-dire de gens qui choisissent de vivre dans un cadre communautaire basé sur des principes auxquels ils adhèrent. Il existe par exemple le Bruderhof, un mouvement communautaire international issu de l’anabaptisme (3). où des familles vivent selon une morale partagée sans pour autant se couper du reste du monde. L’écolo-humanisme (4) est une forme de post-libéralisme fondé sur l’émancipation humaine dans un cadre de prise en compte écologique. Pour l’humanisme, l’émancipation recherchée est une émancipation par rapport à une nature humaine qui est perçue comme n’étant ni intrinsèquement positive ou négative, mais comme devant être éduquée par notre conscience afin d’en réaliser les potentialités que l’on juge les meilleures. Je ne doute pas qu’à Notre-Dame-des-Landes existent des gens qui espèrent réaliser ce mode de vie (5).
Cette possible fin prochaine du libéralisme s’inscrit peut-être dans le cycle civilisationnel présenté dans l’article “Vers la fin de la civilisation occidentale?” (6), sans que l’on sache ce qui pourrait prendre sa place. D’un côté un communalisme (7) hétéroclite, de l’autre une soumission à un ordre illibéral susceptible de redonner – ou d’imposer – un sens autre que le combat, fatigué, pour son intérêt personnel? Le débat mérite d’exister.
Notes:
(1) https://www.foreignaffairs.com/articles/middle-east/2018-04-11/post-liberalism-east-and-west
(2) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/09/fake-news-enjeu-politique/
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruderhof
(4) http://projetrelationnel.blogspot.fr/2011/09/post-liberalisme-ecolo-humanisme.html
(5) https://zerhubarbeblog.net/2017/11/29/depuis-la-zad-de-notre-dame-des-landes/
(6) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/31/vers-la-fin-de-la-civilisation-occidentale/
(7) https://reporterre.net/La-pensee-essentielle-de-Murray-Bookchin-fondateur-de-l-ecologie-sociale
Selon LePoint: http://www.lepoint.fr/politique/raphael-enthoven-nous-vivons-sous-le-regime-des-plaintifs-06-06-2018-2224851_20.php#xtor=CS1-31
[…] Article associé: https://zerhubarbeblog.net/2018/04/23/du-liberalisme-au-moralisme-emotif/ […]
La philosophe Anne-Sophie Chazaud cogne sur “L’héroïsme de pacotille des nouvelles égéries progressistes”: http://www.lefigaro.fr/vox/societe/l-heroisme-de-pacotille-des-nouvelles-egeries-progressistes-20190712?fbclid=IwAR1HI-D4MZE7Ns4iT0OBFOwpKLKVjwOxLqS22urpVe29m7jej2vM51Nc_ds
Emotivisme, face cachée du Management? https://zerhubarbeblog.net/2019/07/01/aux-origines-du-management/
La fin de la morale publique: https://www.laurorethinktank.fr/blocnote/la-fin-de-la-morale-publique/
[…] Cette situation n’est pas acceptable, elle est même dangereuse car elle mène au désintérêt d’une partie de la population, qui ne réagit plus tant que ses intérêts ne sont pas directement menacés, face à une autre partie qui tombe dans le militantisme idéologique rendant très improbable la mise en place de solutions « raisonnables ». On tombe alors très vite dans le moralisme émotif (2). […]
la société des hystériques : https://xavieralberti.org/2019/07/21/la-societe-des-hysteriques/
Comment les classes dirigeantes utilisent l’émotion: https://www.lesinrocks.com/2018/09/28/idees/idees/comment-les-classes-dirigeantes-utilisent-lemotion-pour-noyer-la-colere-des-citoyens/
[…] de la pensée victimaire et son arsenal culpabilisatoire, par la domination de l’émotivisme (4) sur le rationnel, […]
Affaire Finkielkraut: https://www.causeur.fr/contre-la-tyrannie-de-emotion-finkielkraut-lci-190959?fbclid=IwAR1OrHI0t2EcvvJ24d6_hCYbZVOXzjLJ4mtD1GYWFv_ZQlhrpvcMGlY4zWA
Michel Maffesoli: La morale comme instrument de domination
Étant entendu, mais cela on le savait de longue date, que la morale est de pure forme. C’est un instrument de domination. Quelques faits divers contemporains, animant le Landernau germanopratin montrent, à loisir que tout comme le disait le vieux Marx, à propos de la bourgeoisie, l’oligarchie « n’a pas de morale, elle se sert de la morale ».
https://lecourrierdesstrateges.fr/2021/01/22/maffesoli-une-societe-en-pleine-decadence/?fbclid=IwAR0qCsGCEaEPSaqCl3SRNgt_vMAY1hlhD-SOsX1YjVf9ztMuCZPNDXzOJqQ
[…] https://zerhubarbeblog.net/2018/04/23/du-liberalisme-au-moralisme-emotif/ […]
[…] Du libéralisme au moralisme émotif. […]
[…] (9) https://zerhubarbeblog.net/2018/04/23/du-liberalisme-au-moralisme-emotif/ […]
#Société #soulèvement Le FigaroVox publie un entretien avec le sociologue Michel Maffesoli intitulé «Le progressisme et l’ère des lendemains qui chantent sont révolus». Il y développe sa “logique de l’assentiment”, là où “l’on s’ajuste tant bien que mal à l’ordre des choses existant et au monde tel qu’il est, sans ambition de le modeler.” (Lien en com).
Même si c’est terrible à admettre, ce que nous vivons depuis 2020 semble confirmer ce point de vue: une vaste majorité accepte tout et n’importe quoi, ne cherchant qu’à minimiser, si possible, l’impact sur soi-même et sur ses proches.
Néanmoins Maffesoli tourne ceci dans un sens possiblement positif:
“La période moderne a reposé sur un trépied, le premier pied est l’individualisme, avec le «cogito ergo sum» de Descartes, le deuxième est le rationalisme, qui va prédominer avec la philosophie des lumières, et enfin il y a le progressisme, la grande idée marxiste des «lendemains qui chantent». De mon point de vue, ce tripode est en train de s’achever, de vaciller, d’une manière assez difficile. Nous sommes dans une période crépusculaire. Chacun pressent ce qu’on est en train de quitter, mais ne voit pas encore nettement ce qui émerge. Je soutiens l’hypothèse selon laquelle le «je» va être remplacé par le «nous», le rationalisme par le sentimentalisme, et le progressisme, les lendemains qui chantent, par le «il faut vivre l’instant présent».”
Pour prendre le contre-pied de Maffesoli, j’y vois plutôt le passage d’un humain explorateur et inventeur voyant devant lui la flèche d’un “progrès” social et technique (et on peut discuter de ce que cela signifie vraiment), à une race bovine supérieure woke (sentimentalisme), normative (effet de troupeau) et uniquement concentrée sur l’assouvissement de ses désirs immédiats, désirs que le marketing du Grand Capital ne manquera pas de lui inventer en temps et en heure.
Et c’est, en effet, tout à fait le mode de société qui est en train de monter, du moins en Occident, sous les coups de trique des “maîtres” qui, eux, savent très bien ce qu’ils et elles veulent.
Toujours dans son optique plutôt positive, Maffesoli fait appel à la résilience, qui deviendrait une valeur centrale permettant de s’accommoder du tragique:
“C’est toute la différence entre le dramatique et le tragique. La modernité était dramatique dans le sens où il y avait une solution. Toute l’analyse de Marx était de montrer qu’il y avait certes des problèmes, mais aussi des solutions, et que l’on allait vers une résolution générale de l’histoire. L’époque actuelle est davantage tragique, il s’agit de faire avec, d’accepter les problèmes. Le drame revient à dire «non» aux problèmes, la tragédie contient une forme d’acceptation. Cette résilience, qui consiste à s’accorder aux petites choses de l’existence, est une sagesse ancestrale qui fait son retour aujourd’hui.”
Il y a aurait beaucoup à dire là-dessus, notamment sur l’usage manipulatoire de la “résilience” qui, en nous demandant de nous focaliser sur la gestion des problèmes, nous interdit – et c’est le but – de questionner la cause véritable des problèmes.
Maffesoli reconnait néanmoins l’existence, sans doute grandissante, des mouvements sociaux, mais en termes de “soulèvement” face à un ras-le-bol, plutôt qu’en termes de “révolution”:
“J’ai écrit, il y a deux ans, le livre L’ère des soulèvements, dans lequel je prenais le contre-pied de l’historien américain Hobsbawn, auteur de L’ère des révolutions, qui a été abondamment lu dans les années 70. Cet historien montrait que dans la tradition marxiste et avant-gardiste, il y avait l’idée selon laquelle le peuple allait fonder une société parfaite grâce à la révolution. Je pense que ce n’est aujourd’hui plus le cas, il n’y a plus cette tension révolutionnaire du peuple vers une société parfaite. Nous ne faisons plus face à des révolutions, mais à des soulèvements. C’est-à-dire que le peuple ne se lève plus pour établir une société idéale, mais parce qu’il en a marre. Les manifestations contre la réforme des retraites dépassent le simple cadre de la question des retraites, et renvoient à un mouvement social plus large que l’on a aperçu avec les «gilets jaunes». Ce mouvement est né de l’augmentation du prix de l’essence. Mais ce n’était qu’un prétexte qui traduisait, selon moi, le désir d’être à nouveau ensemble, de se retrouver, sortir de l’isolement. Ce mouvement est de plus en plus fort dans nos sociétés.”
Analyse tout à fait défendable, mais qui à mon avis rate le fait que l’impossibilité révolutionnaire actuelle, contrairement à l’époque de Marx, est la conséquence de l’absence de système alternatif cohérent et intégral, comme pouvait l’être le communisme.
Les combats ne sont plus que corporatistes, et les alternatives du type communalisme n’ont aucune traction. Il n’y a plus que les millionnaires libertariens et les zadistes pour encore imaginer des mondes nouveaux.
L’entretien se termine sur ces phrases, dont j’avoue ne pas vraiment saisir le sens:
“Le retour du sacré, l’importance accordée au local et au retour des traditions, traduisent une forme d’enracinement dynamique, qui est à l’opposé d’un retour en arrière. Seules les racines et le retour aux racines permettent une forme de croissance.”
https://www.lefigaro.fr/vox/culture/michel-maffesoli-le-progressisme-et-l-ere-des-lendemains-qui-chantent-sont-revolus-20230130