Physique quantique: avis de décohérence naturelle.

Albert Einstein était connu pour son scepticisme vis-à-vis de la physique quantique, scepticisme basé sur l’apparente incongruité des phénomènes inhérents à cette physique tels la superposition d’états, la non-localité, la nature duale des particules, toutes choses irréconciliables avec notre perception du monde où les objets sont stables, où une table reste une table et ne disparaît pas dès qu’on lui tourne le dos.

Einstein était en fait le premier des rebelles contre l’interprétation dite “de Copenhague” des phénomènes quantiques. Interprétation qui dit, en gros, que le monde quantique s’arrête et laisse place au monde classique, à notre monde de tous les jours, dès qu’un phénomène quantique est observé. D’où l’histoire du chat de Schrödinger, mi-vivant mi-mort tant qu’on ouvre pas la boîte – chat que j’utilise par ailleurs dans mon analyse toute personnelle du film The Strange Ones sorti sur le grand écran début juillet (1).

Interprétation dont à peu près tout le monde s’accommode, se contentant d’utiliser les méthodes – validées expérimentalement – de cette physique tout en laissant aux philosophes le soin d’essayer d’en expliquer le pourquoi du comment. Car cette interprétation souffre d’un problème fondamental, qui est la définition de la mesure: qu’est ce qui constitue une mesure susceptible de “condenser” (on appelle cela la décohérence) un état quantique complexe (on parle d’intrication quantique) en un état simple associé à la physique classique? L’univers s’est-il en fait “condensé” en un univers classique, le nôtre, à l’apparition de la première bactérie? De la première algue? Du premier humain? Qui, ou que fut, le premier observateur?

Des solutions ont été proposées et ce blog en parle, notamment l’hypothèse des univers multiples où chaque choix quantique – le chat mort ou le chat vivant – existe dans son propre univers. Ce qui permet d’éviter de devoir répondre à la question de pourquoi tel état final serait choisi plutôt que tel autre, mais ne répond pas à la question de la première mesure. Qui plus est, la réalité de cette intrication quantique – et donc de la décohérence –  est confirmée (2) , plus personne ne doute du fait que le phénomène existe mais personne ne sait pourquoi, ni comment, il en est ainsi.

Situation comparable à celle d’un conducteur (je n’oserais ici ajouter .trice) qui ne connait rien à la mécanique, qui sait juste que s’il ne met pas d’essence dans le réservoir la voiture s’arrête. Donc il en met, il sait calculer son autonomie, mais il n’a aucune idée du rapport physique entre l’essence et le fait que la voiture avance. Pour une théorie centrale de la physique, c’est quand même un peu gênant.

Certains, donc, se rebellent en partant du principe que face à un paradoxe, il faut trouver mieux que des interprétations capillo-tractées. Ils se basent sur une prise de conscience assez récente du fait que les lois de la physique ne sont pas universelles, elles s’imposent dans un domaine limité dont on ne connait pas a priori les limites. Et quand on les trouve, c’est qu’il y a de nouvelles lois de l’autre côté. Cette nouvelle physique, on la trouve sans doute dans le no-mans-land de la frontière entre le monde quantique et le monde classique. Mais comment le savoir?

En 2017 paraissait un papier dans le Physical Review Letters intitulé A nonthermal force noise of unknown origin (3), fruit d’une petite expérience menée à l’université de Southampton: une microbille métallique de la taille d’un globule rouge fut attachée à un bras d’un demi-millimètre, et le test consistait à vérifier le principe que plus on baissait la température du système, donc son énergie, plus la vibration de l’ensemble s’affaiblissait. En théorie, arrivé au zéro absolu la microbille ne devrait plus bouger du tout.

Or, à partir d’un certain seuil, la vibration continuait malgré tout. Il semblait donc y avoir une force inconnue qui maintenait ce système en vibration, et une source possible pour cette force – proposée théoriquement dès les années 70 – serait le contre-choc d’un mécanisme de décohérence naturel, c’est-à-dire sans mesure ni observateur.

L’hypothèse, dite de l’objective collapse que l’on pourrait traduire par “décohérence objective”, propose l’existence d’une sorte de champ agissant tel un champ de mines quantique: les particules à l’état quantique se baladent dans l’univers et rencontrent de temps à autre une mine, qui les “condensent” automatiquement en un état “classique”. Les plus petites particules, tel un proton, peuvent naviguer longtemps avant de taper dans une mine, par contre les plus grosses – et a fortiori les objets macroscopiques – s’y heurtent très rapidement, d’où l’inexistence de grosses molécules quantiques. Ce qui n’augure rien de bon pour ma théorie quantique de The Strange Ones, mais passons.

Cela paraît farfelu, mais l’histoire de la physique est faite de concepts farfelus qui ont marché: le boson de Higgs fut inventé 50 ans avant sa découverte effective, l’antimatière existait théoriquement bien avant sa découverte dans le rayonnement cosmique, et les ondes gravitationnelles prédites par Einstein viennent seulement d’être observées “en vrai”. Pour revenir à notre expérience ci-dessus, chaque interaction entre une particule et une “mine”, produisant donc une décohérence, produirait en contrepartie un “bruit”, une énergie dont l’étrange vibration serait une signature.

Mais quel serait alors la taille maximale d’un objet quantique, au-delà de laquelle il entrerait systématiquement en contact avec les “mines” mais en-deçà de laquelle il pourrait exister plus ou moins longtemps sans décohérence? Plus un objet est gros plus vite il devient “classique”, et on estime que pour que la transition entre le monde quantique et le monde classique s’opère de manière invisible (à nos sens naturels du moins) le temps maximum est de l’ordre de 10 exp-7 secondes, mais que le temps réel se situe quelque-part entre 10 exp-16 et 10 exp-7. La taille de l’objet étant liée au temps de décohérence, la marge reste immense mais les rebelles s’organisent et viennent d’obtenir un financement européen de quatre millions d’euros pour mener cette étude à Southampton.

Cette expérience, baptisée TEQ pour TEsting the large-scale limit of Quantum mechanics (4), placera des microbilles de la taille d’un virus en lévitation dans un champ magnétique. Les mouvements des microbilles seront suivis avec des lasers afin d’atteindre une sensibilité de deux à trois ordres de magnitude supérieure à celle de la première expérience.  Premiers résultats espérés pour 2021.

Si l’expérience devait s’avérer positive, si la signature de cette force inconnue associée au “bruit” créé par les décohérences quantiques devait à nouveau apparaître dans un cadre nettement plus contrôlé et précis, alors il sera temps de faire de la place dans les bibliothèques scientifiques pour une nouvelle étape dans notre compréhension du monde. Un test positif significatif, en effet, permettrait de penser que l’hypothèse d’une décohérence naturelle, donc sans mesure ni observateur, du monde quantique vers le monde classique est fondée, et donc que toutes ces histoires de Copenhague, de chat à moitié mort, d’univers multiples, de théorie des cordes rejoindraient le rayon des contes et légendes. Les chercheurs auraient alors comme nouvel horizon la caractérisation d’une nouvelle force, celle qui fait que le monde existe sous la forme de matière stable plutôt que sous la forme d’un océan d’ondes de probabilités.

L’incompatibilité entre la gravitation selon la relativité d’Einstein et la gravitation quantique serait également levée, certains dont le fameux scientifique Roger Penrose pensent même que cette nouvelle force pourrait en fait être un effet de la gravité. Bref le monde vu de la fenêtre quantique serait à réécrire.

Si par contre le test s’avérait négatif, les différents camps continueraient leurs travaux afin de tenter d’apporter des solutions acceptables, pendant que d’autres s’en remettraient définitivement à l’opinion de Niels Bohr qui bottait en touche sur la question de la nature de l’univers, arguant que la physique n’a pas à se préoccuper de ce qu’est la nature, seulement de ce qu’il est possible de dire de la nature.

Einstein, lui, serait à moitié content: d’une part l’interprétation de Copenhague serait remise en cause et on sauverait ce réalisme qui lui était cher, c’est-à-dire que la Lune existe dans le ciel peu importe que quelqu’un l’observe ou pas, mais d’autre part la réalité du monde quantique s’imposerait d’autant plus que l’on aurait enfin compris par quel mécanisme les particules issues de l’écume quantique arrivent à créer des choses stables, comme une pierre, un être vivant ou l’écran sur lequel vous lisez ceci.

 

Notes: 

(1) https://zerhubarbeblog.net/2018/07/18/the-strange-ones-un-film-quantique/

(2) https://zerhubarbeblog.net/2015/11/13/un-grand-pas-vers-la-demonstration-de-la-realite-quantique/

(3) https://arxiv.org/1611.09776

(4) www.tequantum.eu

 

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

1 réponse

  1. La superposition n’est pas une réalité. Je veux dire par là que, ce que nous interprétons comme un phénomène typique du monde quantique n’est dû qu’a notre méconnaissance totale de la nature profonde du temps. J’ai fait un exposé (vulgarisé)* qui traite de cette question. Le temps n’est pas continu, et il n’est pas seulement relatif. Le Temps est à la fois Discontinu, Quantique et Relatif. Ce temps, que j’ai nommé T.D.Q.R. a pour particularité de « hacher » le temps observable. Les temps d’arrêts du temps sont d’ordre quantique. Ceci donne une vision stroboscopique des phénomènes subatomiques (d’où l’intérêt de faire appel aux statistiques). Une particule semble être à deux endroits différents mais la réalité c’est que nous et nos appareils de mesure sommes leurrer. Le chat ne pourra être constaté mort ou vivant juste à l’ouverture de la boîte c’est à dire juste au moment précis ou le stroboscope s’arrête.
    * http://www.universstrobofractal.fr

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