Le speech de 34 minutes du président US Donald Trump lors de la 73ème assemblée générale de l’ONU, ce mardi à New York, restera dans les anales. Ce speech est à contre-courant de l’image que les présidents américains avaient pour habitude de présenter, celle d’un partenaire acquis au multilatéralisme avec une grosse tirelire pour les amis et un gros bâton pour les méchants, une superpuissance bienveillante parlant d’un monde où chacun serait libre de consommer en toute sécurité. Bien sûr, la réalité n’a jamais été cela mais au moins on faisait semblant de le croire et tout le monde applaudissait.
Et là, paf. Malgré les ricanements de la salle lorsqu’il affirme qu’aucune autre administration américaine n’a fait en deux ans autant que la sienne pour les US of A, Trump enfonce le clou: sa priorité c’est l’Amérique avant tout, America first.
C’est la fin des traités commerciaux qui délocalisent les usines américaines hors du territoire, c’est la fin de l’aide financière ou militaire envers ces pays qui ne respectent pas les USA, c’est la fin du multilatéralisme piloté par Washington. C’est le grand retour à la doctrine patriotique, ce qui ne devrait surprendre personne vu que c’est ce qu’il avait affirmé tout au long de sa campagne (1).
C’est aussi le refus de se soumettre à tout ordre international qu’il n’a pas décidé (à commencer par l’ONU), et c’est l’appel à tous les pays à faire comme lui: occupez-vous de vos ouvriers, de la défense de vos territoires, de signer des accords commerciaux équilibrés. Trump s’en prend à l’UE, à la Chine, à l’Iran. Il reconnait le “courage” du leader nord-coréen Kim Jong-Un d’avoir entamé la dénucléarisation mais ne lèvera pas les sanctions US à son encontre tant que le résultat escompté n’est pas atteint. Il prévient que si l’Iran ne se soumet pas et renonce inconditionnellement au nucléaire il étouffera le pays à un point jamais atteint auparavant.
C’est un changement de discours assez radical, même si dans les fait la doctrine America first est la vraie doctrine américaine depuis longtemps, les USA n’ayant jamais fait grand chose qui ne soit avant tout dans leur propre intérêt. Les accords commerciaux type ALENA avec le Canada et le Mexique, l’ouverture du marché aux exportations chinoises ont certes fait perdre des emplois américains dans les industries concernées, mais en retour ils ont eu des accès privilégiés à ces marchés et à des produits d’importation à bon prix, libérant du pouvoir d’achat nourrissant les secteurs high tech, santé, finance et BTP. L’infrastructure publique américaine tombe en ruines, mais les entreprises sont riches.
L’interventionnisme et le marché de la guerre leur a également été très profitable, l’argent distribué quasi gratuitement par la Federal Reserve via la planche à billets – pompeusement appelée quantitative easing – coulant à flots au sein du complexe militaro-industriel, de la finance prédatrice et des hautes technologies. Aux USA les élites et les 20% de la population la mieux éduquée et employée dans ces secteurs se porte admirablement bien, par contre pour les autres cela va de plus en plus mal, comme on peut s’en rendre compte dans l’article “La société américaine au bord de l’effondrement” (2).
Trump est l’archétype d’un populisme nationaliste autoritaire très en vogue dans le monde actuel, mais cette marée brunâtre n’est pas arrivée par hasard. Elle s’est construite sur les ruines des promesses de paix et de prospérité de l’ordre mondial mis en place à la fin de la seconde guerre, ordre qui a vacillé à la perte du contre-pouvoir qu’était l’URSS avant de s’effondrer avec les tours du WTC au début du XXIème siècle.
La philosophie politique dont Trump est l’actuel chef de file se fonde sur le -réel – ressentiment de paupérisation et d’insécurité partagé par une large partie des classes populaires et moyennes, les deux ayant tendance à fusionner dans une vaste classe prolétaire corvéable et jetables à volonté. Face à cela les chefs de file des classes dominantes tirant profit de l’ordre actuel, classes dont Macron est un excellent représentant, crient au loup et démontrent les – réelles – impasses et dangers vers lesquels se dirigent inévitablement des Nations n’ayant plus le désir d’un destin commun.
Malheureusement ce faisant ils occultent les causes qui ont mené à la situation présente. Pire, ils affirment que c’est en allant encore plus loin dans ce qui ne marche pas que tout ira finalement mieux. Ils nourrissent le ressentiment car incapables de le comprendre, ils versent l’essence de l’arrogance sur les braises de la colère.
Nous sommes entrés de plain-pied dans ce que le sociologue indien Pankaj Mishra nomme “l’âge de la colère” (3), une colère fondée sur le ressentiment, lui-même fruit de l’incapacité à agir sur le monde, à la soumission à des ordres sur lesquels nous n’avons plus de prise. Ce ressentiment s’exprime de mille manières, de l’islamisme à l’indigénisme en passant par la xénophobie ou le féminisme stalinien. Il s’exprime dans le repli identitaire et la violence. Il s’exprime dans les urnes avec Trump, Modi, Salvini, Orban, Erdogan etc.. Il s’exprime par le remplacement du binôme “pensée rationnelle + connaissance” par le binôme “émotivité + victimisation”.
Le ressentiment n’a pas de valeur morale, il est et restera tant que les individus n’auront pas l’impression de recouvrer un semblant de contrôle sur leur environnement social, culturel et matériel. Démontrer par A+B que le monde en général se porte mieux aujourd’hui qu’hier grâce à la mondialisation n’a aucun effet sur l’individu insécurisé pour qui tout est menace. Il veut s’entourer de gens qu’il comprend, il veut sortir de la précarité, il veut retrouver le sentiment d’appartenir à quelque-chose qui lui ressemble tout en le dépassant.
Face à cela la stratégie populiste réaffirmée par Trump cette semaine à l’ONU est claire et politiquement efficace: protectionnisme et rejet du multilatéralisme perçu comme une invitation à dîner faite aux tirs-au-flanc. Trump peut se permettre cette remise en cause de l’ordre traditionnel du fait qu’il est à la tête de ce qui reste la première économie, et surtout la première force militaire du monde. “Où s’assied le gorille de 250 kg? Où il veut”, comme dit le proverbe.
De là à ce que quelque chose change positivement pour les électeurs de Trump, c’est une autre affaire. Rien n’a changé pour eux si ce n’est la perte de la couverture sociale d’Obama avait tenté – avec d’énormes difficultés – de mettre en place, et la montée des prix liés à la guerre tarifaire avec la Chine. D’où l’incertitude quand aux élections de mi-mandat au mois de novembre, avec la perte possible du Congrès au profit des démocrates.
L’Amérique n’a sans doute jamais été autant polarisée politiquement. Une ligne rouge sépare le camp des Démocrates du camp des Républicains, affaiblissant les institutions et laissant de ce fait un vide comblé par la Maison Blanche. Les votes se font au pro-rata des allégeances politiciennes et la bureaucratie d’Etat, longtemps composée d’experts conseillant les administrations des deux bords, est aujourd’hui effectivement impotente. Tout se décide à l’arrache, entre quelques personnes.
Cette situation est illustrée par la fameuse lettre anonyme publiée dans le New York Times (4), le 5 septembre, par un VIP de l’administration Trump faisant état du chaos ambiant et des efforts de quelques uns pour éviter le pire, allant jusqu’à l’escamotage de papiers à faire signer au Président. Non pas que ces personnes soient des Démocrates infiltrés au sein de l’équipe Trump, non ils sont d’accord avec la politique générale du Président mais ils se rendent compte qu’il n’est guidé par aucun principe moral et, donc, susceptible de causer de graves dommages à la société américaine du fait de décisions arbitraires et dangereuses.
Le camp des Démocrates opère un feu constant sur Trump et place sur son passage tous les pièges imaginables. Difficile de savoir si l’affaire de l’ingérence russe pendant les élections de 2016, l’affaire James Comey (5) ou encore l’affaire en cours concernant les accusations d’agression sexuelle contre le juge Brett Kavanaugh (nommé par Trump pour la Cour Suprême de Justice, institution fortement politisée) relèvent de faits réels ou de montages à visée politicienne. Un peu des deux, sans doute.
Reste que le clivage politicien est reflété par un clivage électoral violent et qu’une guerre civile américaine n’est pas impossible (6). Une telle situation pourrait survenir en cas de déboire politique du camp Trump qui serait attribué aux machinations de l’Etat Profond ou deep state (7). Cet Etat Profond, une communauté plus ou moins occulte de gens influents issus des institutions, des banques, des armées, des services secrets est une réalité admise même sur France Culture, c’est dire.
L’Etat profond tire les ficelles en fonction de ses propres intérêts, qui ne sont en général pas ceux du public, et Trump le considère clairement comme un ennemi intérieur. Une défaite électorale associée par Trump à l’Etat profond pourrait faire gronder un sérieux esprit de révolte au sein des campagnes américaines.
Notes:
(1) https://zerhubarbeblog.net/2016/11/03/pourquoi-trump/
(2) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/29/la-societe-americaine-au-bord-de-leffondrement-et-nous/
(3) https://zerhubarbeblog.net/2017/07/04/strategies-pour-ceux-qui-ne-sont-rien/
(4) https://www.nytimes.com/2018/09/05/opinion/trump-white-house-anonymous-resistance.html
(5) https://zerhubarbeblog.net/2017/06/09/comeydie-au-senat-americain/
(6) http://prospect.org/article/second-american-civil-war
(7) https://zerhubarbeblog.net/2017/03/16/letat-profond-et-autres-cancers/
[…] 27 septembre 2018 International / Politique / Société […]