Mon premier souvenir des Incas date de Tintin et le Temple du Soleil. Pour des descendants d’une civilisation ayant regroupé des millions d’individus dans le plus grand empire latino-américain du XVème siècle, les Incas du XXème siècle imaginés par Hergé n’étaient très futés mais il en allait tout autrement pour leurs ancêtres, malheureusement décimés par la clique à Pizarro. Ces Incas avaient inventé les US of Latino-America (ou l’Union Latino-Soviétique, selon les interprétations) avant l’heure, un vaste territoire s’étendant de l’Equateur au Chili regroupant de multiples ethnies mais géré via une direction centrale et de nombreuses représentations régionales. Ces gens ont construit Machu Picchu, des routes pavées, des ponts, des villes et un système comptable sophistiqué à base de cordes à nœuds appelées “quipus”.
L’équilibre de l’empire était régulé par un système non marchand où chacun recevait ce dont il avait besoin, en plus de sa propre production s’il possédait des terres, en échange d’un temps de travail au bénéfice de la société. Ces échanges étaient rigoureusement comptabilisés via ces quipus, un troc temps contre ressources assimilables aux SELs actuels mais sans monnaie. Les échanges (crédits et débits, un certain temps de travail aujourd’hui donnant droit à certains biens dans le futur par exemple) étant consignés dans ces cordes à nœuds composées d’une corde centrale divisée, puis sub-divisée en centaines de cordelettes, chacune pouvant être de nature différente (couleur et/ou matière) et portant des séries de nœuds.
Les textes espagnols de l’époque attestent de cette utilisation des quipus, mais aucun dictionnaire, aucune pierre de Rosette ne nous est parvenue permettant de comprendre la signification de ces quipus. Les conquistadors eux-mêmes ne semblent jamais avoir été en mesure d’apprendre ce code, et les descendants des Incas ont ensuite adopté de force l’écriture et l’alphabet latin. Relativement peu de quipus ont survécu, la base de donnée Khipu Database Project n’en recensant que quelques 900 (1).
L’anthropologue américain Gary Urton (2), créateur du Khipu Database Project, fait partie des quelques chercheurs passant leur temps à chercher la clé des quipus. Partant de l’hypothèse formulée dans les années 20 que les Incas comptaient en base dix, comme nous, et que chaque type de nœud correspond à un nombre et une grandeur (10, 100, 1000 etc..), un peu sur le principe du boulier compteur, il recherche la signification de ces chiffres. Où se trouve l’information relative à ce qui est compté? Et ne faut-il parler que de compter, ou également de conter?
En effet certains chroniqueurs de l’époque, notamment Garcilaso de la Vega (3), parlaient d’histoires complètes recensées par ces quipus: des discours, des batailles, des événements en plus de la comptabilité administrative permettant de gérer l’empire. Mais il ne semblait exister aucun moyen de donner le moindre sens narratif à ces cordes multicolores truffées de nœuds. Si narratif il y a, est-ce sous la forme de symboles indépendant d’une langue particulière (tels les sigles qui ornent nos routes, gares ou aéroports) ou une forme d’alphabet lié à une ou plusieurs langues parlées au sein de l’empire Inca?
Une première clé fut découverte en 2016, quand Urton pu mettre la main sur un texte espagnol de l’époque relatant le census de six clans Incas, épisode contemporain de six quipus provenant de ces mêmes clans. Il était donc plausible que les quipus et le texte espagnols parlaient du même événement, et Urton chercha les parallèles. 132 “contribuables” étaient listés dans le texte, et les quipus totalisaient 132 noeuds. Le nombre de sous-cordes semblait correspondre à la valeur des tributs payés par les clans, et avec l’aide d’un post-doc nommé Manny Medrano il pu démontrer que le nom de chaque clan était symbolisé par la manière donc chaque sous-corde était attachée à l’âme centrale.
Reste qu’on était toujours loin de repérer le moindre narratif au sein de ces quipus. Peut-être n’existent-ils tout simplement pas, même s’il est difficile d’imaginer qu’un peuple aussi sophistiqué dans sa gestion et ses arts n’aurait eu aucun outil narratif hors l’oralité.
Au même moment une ethnographe anglaise, Sabine Hyland, également sur la piste des quipus, se vit offrir une opportunité inespérée: une dame de Lima, au Pérou, originaire d’un petit village des Andes et ayant vu un documentaire sur Hyland, lui apprit que dans ce village étaient gardés deux quipus du XVIIIème siècle relatant une révolte villageoise contre le colon espagnol. Après de longues négociations Hyland pu accéder à ces deux quipus, dits quipus de Collata et jalousement gardés, pour une période de 48 heures. Ils devaient raconter une histoire connue par ailleurs via les textes espagnols que Hyland détenait. Ces quipus étaient plus complexes et colorés que les quipus “ordinaires” et Hyland pu déterminer 95 combinaisons basées sur la couleur, le type de fibre et le sens de rotation des brins.
Ce chiffre est dans la norme de ce qui existe au seins des langues syllabiques (4) et Hyland émit l’hypothèse que ces quipus étaient “écrits” dans un langage en même temps phonétique et idéographique (5): des combinaisons représentant des sons et/ou des mots.

Elle alla encore plus loin dans la démonstration: connaissant les noms des deux clans impliqués dans cette révolte, et ayant apprit que sur l’un des quipus était symbolisé, via des rubans, le nom de l’un de ces clans nommé Alluka (Ay-ew-ka), elle rechercha dans les quipus des correspondances où l’on retrouvait ces trois syllabes. Elle put ainsi déterminer, ou du moins émettre l’hypothèse, que le nom du second clan, Yakapar, se trouvait effectivement encodé dans le quipu.
Outre que ceci reste loin de constituer une pierre de Rosette, le fait que les deux quipus de Collata soient bien plus récents et complexes que les autres connus à ce jour, pose la question d’une possible évolution du langage des quipus suite à l’invasion espagnole. Collata pourrait n’être qu’un cas très particulier.
Reste que l’hypothèse narrative des quipus est désormais prise très au sérieux, et que quoi qu’il en soit le principe d’une écriture tri-dimensionnelle basée sur la couleur, la forme et le toucher (qui permet de distinguer le type de fibre utilisé) reflète un mode de pensée très différent du nôtre.
Notes:
(1) http://khipukamayuq.fas.harvard.edu/WhatIsAKhipu.html
(2) https://anthropology.fas.harvard.edu/people/gary-urton
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Garcilaso_de_la_Vega_(po%C3%A8te)
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Langue_syllabique
(5) https://www.journals.uchicago.edu/doi/abs/10.1086/691682?journalCode=ca&