Avis de mort par bureaucratie.

En mai 2017 le monde paysan de la Saône-et-Loire fut secoué par la mise à mort d’un éleveur local, Jérôme Laronze, par un gendarme (1). La raison du tir, du point de vue institutionnel, fut que Laronze menaçait de percuter avec sa voiture les gendarmes qui tentaient de l’arrêter. La cause technique de cette mort n’est pas ici le sujet, le sujet est sa cause politique et pour sa famille comme pour ses amis, Jérôme Laronze est mort en militant opposé à la bureaucratisation de son existence.

Cette affaire symbolise un processus qui a pris le pouvoir sur la vie de la plupart d’entre nous: la soumission de nos vies à la dictature bureaucratique, à l’administration. Cette dictature, pourtant, partait d’un bon sentiment: face à la tendance de l’exécutif à accaparer tous les pouvoirs, face au fait du Prince, les constitutions modernes ont intégré la séparation des pouvoirs et l’émergence d’administrations, de bureaucraties d’Etat peuplées de gens a priori compétents et politiquement neutres ayant pour objectif de conseiller et réguler le pouvoir; une courroie de transmission non partisane entre les volontés des dirigeants et l’ensemble de la population. La lourdeur administrative était en soi une forme de contre-pouvoir par inertie, empêchant qu’un Prince se réveillant chaque matin avec une idée différente puisse ainsi chambouler à loisir la vie de ses administrés.

Malheureusement au fil du temps trois dynamiques sont apparues, transformant cet organe régulateur en un outil d’oppression et de neutralisation de l’espace public. Premièrement, l’inflation bureaucratique inhérente à toute institution dont le sens finit par se limiter à la justification de sa propre existence et, donc, à la création de réglementations ne servant qu’à justifier cette existence. Phénomène amplifié par l’empilement des bureaucraties locales, nationales et supranationales qui se nourrissent entre elles tout en se rejetant mutuellement la responsabilité inflationniste dès qu’on ose les critiquer.

Deuxièmement le remplacement des élites de la haute fonction publique, formées et conscientes de leur rôle de modérateurs et d’experts, par des mercenaires issus des grandes écoles pour qui l’Etat n’est qu’un moyen comme un autre de s’enrichir, mercenaires qui passent allègrement d’un statut de régulateur à un statut d’expert pour contourner ces mêmes régulations au profit du Prince et de ses amis, voire devenir Prince eux-mêmes.

Troisièmement, la transformation des sociétés libérales du XIXème siècle (cad libres à l’intérieur mais protectrices vis-à-vis de l’extérieur) en sociétés néo-libérales de la fin du XXème, transformation ayant liquidé la notion d’appartenance à un collectif (la Nation, la société) au profit de l’appartenance à un marché global. Comme le disait Thatcher, there is no such thing as society (la société n’existe pas). La régulation sociale par adhésion à une culture spécifique a donc laissé place à la gestion administrative, contractuelle, juridique des affaires humaines. Effet encore renforcé par le poids des institutions supranationales qui opèrent hors de tout contrôle citoyen.

Ces trois tendances ont transformé la bureaucratie au service des citoyens en une arme  au service d’intérêts non spécifiés . Elle est hors de portée démocratique, et laissée à elle-même elle réglemente par atavisme et étouffe par principe. Elle maintient l’ensemble de la population sous un joug toujours justifié par des mantras sécuritaires ou économiques tout en se laissant corrompre par un large éventail d’intérêts particuliers, une main aux doigts crochus dans un gant de maître d’hôtel.

Un récent débat autour de l’affaire Jérôme Laronze, auquel j’assistais dans ma petite ville, mettait en exergue la pression administrative pesant sur les épaules des petits éleveurs. On en a par ailleurs eu une idée avec le film Le petit paysan (2), sorti en 2017, montrant les tribulations d’une petit éleveur genre Jérôme Laronze face à la maladie de la vache folle, et ses efforts désespérés – et illégaux – pour tenter de sauver son troupeau. Qui finit néanmoins à l’équarrissage, la ferme envahie par le bleu des gendarmes et le blanc des vétérinaires. Bleu et blanc menant au rouge sang des animaux et, souvent, des hommes qui en ont la charge, une image pertinente de la France agricole moderne.

En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours. La mortalité par suicide est de 20%à 30% supérieure dans ce domaine que dans la population en général, mais le suicide par désespoir n’est pas qu’agricole. Des policiers et gendarmes, des employés de  boîtes passent à l’acte car submergés par les pressions administratives et/ou hiérarchiques. Le taux de suicide masculin en France, approchant 20 pour 100 000, est parmi les plus élevés d’Europe mais il y a pire, et la France n’est pas un cas isolé.

La mortalité par inflation bureaucratique touche l’ensemble de la population, la bureaucratie étant désormais pilotée par le Prince via ses mercenaires en fonction de ses intérêts. Dans le cas des petits éleveurs français, l’objectif est clairement de les décimer (par dégoût et lassitude, pas nécessairement par la corde ou la balle de pistolet gendarmesque) grâce à la bureaucratie. Place aux gros, et le monde de l’agriculture bio artisanale voit en ce moment se former contre elle le même processus, le même travail de sape visant à libérer l’espace et le marché pour les amis du Prince.

La mort n’est évidemment que le stade ultime d’un processus d’inflation bureaucratique permanente dont l’objectif premier est la neutralisation de toute possibilité d’émancipation. La violence de la répression à Notre-Dame-des-Landes est un exemple symbolique de l’inacceptabilité de toute dérogation – sauf pour les amis du Prince quand c’est nécessaire – à la règle administrative. Bien sûr le seul bâton ne suffirait pas, et l’administration détient aussi la carotte qui justifie le bâton: soumettez-vous et vous pourrez bénéficier de l’argent public!

Lors de ce récent débat sur Jérôme Laronze un point terrible, formulé par l’un des participants, fut que la plupart des éleveurs sont prêts à dénoncer leurs voisins “‘fautifs” et à accepter tout et n’importe quoi de l’administration en échange des sacro-saintes subventions. Le problème à NDDL est que les paysans ne voulaient pas de ces subventions corruptrices, ne laissant plus à l’administration que le recours à la force pour imposer sa volonté normative.

Mais nous sommes tous soumis. Le moindre petit événement sur la place publique requiert des autorisations signées selon le bon vouloir du Prince local, la moindre petite flambée la présence de pompiers et de barrières de sécurité, le moindre candidat organisateur se trouve rendu responsable des éventuels actes de la racaille ou des poivrots du coin profitant d’un événement “pas assez sécurisé”. L’administration peut vous interdire une manifestation parfaitement légitime au titre qu’elle pourrait être une invitation à d’autres à troubler l’ordre public. Débile et pourtant tout le monde finit par trouver cela “raisonnable”. Une blague un peu lourde peut vous emmener dans un enfer judiciaire totalement hors de proportion avec le “délit”, une parole un peu libre vous rendre victime de contrôles judiciaires, psychologiques, fiscaux n’ayant d’autre but que vous faire rendre gorge et tuer dans l’œuf toutes autres velléités contestataires.

Le moindre projet professionnel vous met face à des montagnes de procédures, d’autorisations, de déclarations visant à vous mettre dans une case bien précise. “Vous voulez être poète et paysan? Mais monsieur, c’est impossible il n’y a pas de case à cocher pour cela!”. Poète et paysan, pourtant, c’est une très belle ouverture musicale de Franz von Suppé que jouait parfois mon père sur notre vieux piano déglingué… Cette attitude imbécile est celle de milliers d’employés, de petits chefs, de presque-machines bientôt remplacés par des vrais imbéciles artificiels qui serviront le Prince sans râler, sans tomber malade, sans objecteurs de conscience ni lanceurs d’alertes.

Faut-il plaindre ou critiquer ces employés, ces fonctionnaires, ces flics qui appliquent aveuglément les ordres et les règles que l’administration leur dicte? On a tendance à les épargner, à considérer qu’ils ou elles ne font qu’obéir aux ordres et n’en sont pas responsables, à accepter qu’ils ou elles s’en tiennent à “se débrancher le cerveau” mais cela ne marche pas. La banalité du mal décrite par Hannah Arendt n’est pas une justification pour laisser faire le mal, c’est plutôt: «une façon de décrire les routines par lesquelles ceux qui recourent à la violence, comme ceux qui en sont témoins, mettent en suspens leurs convictions morales et renoncent à l’examen de leur engagement pratique personnel.» (3)

Sur la durée, cette mise en suspens est le signe d’un accord fondamental avec les procédures en question, car on ne peut vivre longtemps dans un conflit de loyauté entre ses actes et ses convictions. On passe rapidement au state dépressionnaire, suivi du stade suicidaire si rien ne change. On ne peut donc excuser ceux et celles qui mettent en oeuvre la prédation bureaucratique car soit elles sont en accord avec ses principes, soit elles quittent leurs fonctions – debout en démissionnant, assises en obtenant un certificat médical, ou couchées les pieds devant. La mort par bureaucratie passe par une série de petits bourreaux qui donnent chacun.e leur petit coup de tampon menant au certificat de décès final.

La bureaucratie mortifère a envahi toutes les strates de la société, du village rural où le maire n’ose plus rien face au martinet préfectoral, départemental ou régional jusqu’à l’Etat et les institutions supranationales que sont l’Union Européenne et les traités internationaux négociés dans l’ombre au profit, toujours, des amis du Prince. A titre individuel ne pas s’y soumettre c’est faire face à l’enfer de l’irrégularité, du tribunal, de la saisie, de l’exclusion sociale. C’est être Jérôme Laronze.

Ne pas s’y soumettre à titre collectif cela peut être le choix de tout ce qui se dit anti-système tel Donald Trump aux USA, le Brexit, Salvini en Italie. La provocation grecque de Tsipras à l’encontre le l’UE avait mal tourné, il sera intéressant de voir comment va se passer la provocation italienne sur la question budgétaire. L’insoumission peut prendre la forme de sociétés alternatives telle celle qui naquit à Notre-dame-des-Landes (4), ou des remises en cause depuis l’intérieur du système tel le mouvement pour une Europe démocratique DIEM 25 (5).

Cependant tous les mouvements qui se disent anti-système, alternatifs ou progressistes ne sont pas nécessairement anti-bureaucratiques, émancipateurs ou épanouissants: les mouvements communautaristes, identitaires et assimilés sont antagonistes et liberticides par définition, leur fondation le dogmatisme et la haine de la différence, leur carburant la dictature par l’émotion pleurnicharde ou vociférante, et leur but l’accaparement de ressources politico-médiatiques au profit de quelques uns ou quelques unes. Le combat contre la dictature bureaucratique relève d’un désir d’ouverture, pas d’enfermement.

Les stratégies pour repousser l’étouffoir bureaucratique, pour faire reculer la pieuvre administrative sont globalement connues: cela va du Grand Soir et ses lendemains incertains au retrait individuel vers les marges de la société, de l’occupation des interstices inconnus du monstre à la construction d’une nouvelle donne politique susceptible de faire bouger les lignes avant de succomber à la corruption institutionnelle.

En ces temps où le néo-libéralisme recule face au retour des nationalismes, où les prédateurs industriels type Nestlé accaparent l’eau d’un monde qui va bientôt crever de soif si rien ne change, en ces temps incertains pourraient se dégager des opportunités autres que la soumission orwellienne ou la destruction définitive. Cependant il faut faire vite si nous ne voulons pas finir comme les chinois (6) car le progrès technologique en matière de surveillance et de coercition rendra bientôt quasi impossible tout échappatoire (7). La bureaucratie 3.0 dotée d’intelligence artificielle, kraken cybernétique palpant de ses tentacules mortelles les moindres recoins de la société voire de nos âmes, sonnera le glas de l’Humanité telle que nous pouvons encore la rêver aujourd’hui.

Notes:

(1) https://blogs.mediapart.fr/guillaumecayet/blog/240618/justice-et-verite-pour-jerome-laronze

(2) http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=255702.html

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Banalit%C3%A9_du_mal

(4) https://zerhubarbeblog.net/2017/11/29/depuis-la-zad-de-notre-dame-des-landes/

(5) https://diem25.org/main-fr/

(6) https://zerhubarbeblog.net/2018/04/19/intelligence-artificielle-le-cas-chinois/

(7) https://zerhubarbeblog.net/2018/09/20/principes-de-guerre-et-intelligence-artificielle/

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

21 réponses

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.