Violences, Black Blocs et Gilets Jaunes.

Notons avant toute chose que si les débordements parisiens et de quelques grandes villes ce 1er décembre font la Une ininterrompue des médias et alimentent le discours lénifiant des politiques, il n’en reste pas moins vrai que la grande majorité des manifestations des Gilets Jaunes à travers la France s’est bien déroulée, et c’est France Info qui le dit (1). Cela dit on ne peut ignorer la réalité des violences qui ont effectivement eu lieu, et le pouvoir ne peut pas ne pas paraître concerné, d’autant que la vaste majorité des GJ n’a pas du tout cette volonté de tout casser.

Mais que se passe t-il vraiment? Premier élément de réponse avec cette interview révélatrice sur BFMTV de Linda Kebbab, déléguée du syndicat de police SGP Police FO le 30 novembre:

Que Mme Kebbab ne soit d’ores et déjà politiquement grillée atteste de la possibilité, même au sein d’un syndicat de police, de laisser entendre autre chose que la langue de bois. Elle laisse surtout entendre que la hiérarchie policière, et donc les donneurs d’ordres politiques, savent bien où se situe le problème et qu’il serait possible de limiter les dégâts. Est-ce que les policiers du 1er décembre avaient pour mission de contrer systématiquement les intrusions de casseurs / Black Blocs ou pas, je l’ignore mais cela n’a en tout cas pas marché.

Venons-en à ces casseurs assimilés Black Blocs. Que ces derniers aient pour objectif de “casser du flic” et de s’en prendre aux symboles du capitalisme ou “pouvoir oppresseur” (banques, grandes entreprises, institutions) est un fait dont ils font eux-mêmes la promotion, par exemple ci-dessous:

Cet article d’octobre dernier, intitulé “De la violence dans les luttes sociales” (2), tente de mettre en lumière d’une part le réel rapport de force entre police et Black Blocs, d’autre part la légitimation politique de ce type d’action violente.  Action à ne pas confondre avec les casses de magasins et pillages, qui sont le fait d’une délinquance opportuniste n’ayant rien à voir avec un quelconque combat politique. Je (me) cite:

Certains argumentent du fait que les manifestations explicitement non violentes ne font peur à personne, et donc ne servent à rien au sens ou elles ne peuvent induire de changement radical. Certes elles peuvent induire certaines modifications d’un agenda politique, voire le retrait de l’une ou l’autre mesure très impopulaire (tel le CPE) mais, du point de vue de ceux et celles qui voient dans la lutte sociale autre chose que la simple défense de certains droits et privilèges acquis, ou le lancement de certains meneurs dans une carrière politique, la manifestation explicitement non violente ne sert à rien.

Cela ne veut pas dire que ces gens prônent la violence systématique, mais ils prônent la mise en oeuvre d’un ensemble de tactiques, allant de la non violence à la violence, selon les circonstances. C’est typiquement la posture des fameux Black Blocs, qui estiment que la violence à l’encontre des biens symboliques de l’oppression capitaliste, notamment les banques et bâtiments institutionnels, est parfaitement légitime et peu de chose par rapport à la violence que ces institutions infligent aux peuples. 

Associer tous les casseurs aux Black Blocs et n’en retirer que l’opportunité d’une répression violente, voire le retour de l’état d’urgence (qui n’est en réalité jamais vraiment parti vu qu’il est aujourd’hui en bonne partie intégré au droit courant), joue en faveur de la légitimation politique de ces mêmes Black Blocs. Que le pouvoir politique ne puisse le comprendre relève soit de la mauvaise foi (il le comprend très bien mais cherche l’instrumentalisation) soit de la bêtise. Dans le cas de Castaner le doute est permis, dans le cas de Macron je suis sûr que ce n’est pas une question de bêtise.

Il me semble que l’action violente envers l’Etat est la pointe de l’épée de la Trumpisation à la française évoquée dans le billet d’hier “Gilets jaunes et Trumpisation française” (3). La métaphore de la grenade lancée dans les rouages du “système” perçu comme prédateur et fonctionnant au profit d’une minorité privilégiée (4), peut dans le cas des Black Blocs être perçue dans un sens plus littéral même si on est loin, très loin de l’amalgame (que cherche évidemment à faire le pouvoir) entre ces opposants violents et le terrorisme. Les Black Blocs n’ont jamais tué personne.

Peut-il y avoir une jonction entre le mouvement type Black Blocs et les Gilets Jaunes? Cela nous ramène à la question de la convergence des luttes, serpent de mer qui fut traité entre autres dans ce billet “Le sang des peuples peut-il coaguler?“, en référence au débat entre Emmanuel Macron et le team Plenel-Bourdin en avril dernier (5). Je cite:

Edwy Plenel parle de « coagulation » des différents mouvements sociaux qui secouent actuellement la France. Ce à quoi Macron répond qu’il ne voit pas venir une telle « coagulation », rejoignant par là ma propre opinion explicitée dans l’article « Existe-t-il une convergence des luttes » du 9 avril (6). Pour résumer en une phrase, il ne me semble pas y avoir de possible convergence des luttes, malgré l’identification d’un ennemi commun (le régime Macron), du fait de l’inexistence d’une offre politique alternative partagée par une majorité d’opposants. Les petits ruisseaux font les grandes rivières certes, mais pour autant qu’ils coulent tous dans le même sens.

C’est là où le bât blesse: l’inexistence d’une offre politique alternative commune. La volonté de changement inhérente au mouvement des Black Blocs n’a pas grand chose à voir avec les revendications des Gilets Jaunes, que ce soit la baisse de la pression fiscale sur les carburants (ou en général) ou la revaloriation du Smic. Par contre, et c’est là où le pouvoir à raison d’avoir peur, les deux mouvements partagent un même processus organisationnel, très horizontal, très mélangé (tout le monde n’est pas d’accord sur tout), sans réelle “tête” avec laquelle le pouvoir pourrait discuter et négocier des arrangements. On n’est plus du tout dans la revendication syndicale, l’opposition  politique partisane ou le mouvement anti-mariage pour tous.

Les fameux corps intermédiaires, qui ont longtemps servi d’interface entre revendications populaires (ou plus souvent corporatistes) et l’Etat, font depuis de longues années la preuve récurrente de leur inefficacité à obtenir de réels changements. Certes ils obtiennent parfois des concessions à la marge, qui servent surtout à conforter la situation des dirigeants de ces corps qui mangent au râtelier du système qu’ils dénoncent par ailleurs, mais ils ne semblent guère avoir de poids face à la puissance organisationnelle et communicationnelle de ces nouveaux mouvements qui font d’une part un usage efficace des réseaux sociaux, et d’autre part militent à partir de structures entièrement bénévoles et non intéressées, à priori, par un marketing personnel visant une place rémunérée sur l’échiquier officiel.

Suite au vandalisme de l’Arc de Triomphe ce samedi il est probable que le pouvoir se paie un caca nerveux et annonce un train de mesures liberticides visant les casseurs / Black Blocs mais, en réalité, toute l’organisation des Gilets Jaunes. Ce faisant il alimenterait encore un peu la haine de tous mais pourrait se draper dans son rôle de protecteur des symboles de la République, confortant ainsi son camp. Camp qui ne recherche en politique que l’efficacité et l’optimisation de la rentabilité dans un cadre feutré où l’on cache sous le tapis ce qui fait tâche, comme on interdit les prostituées sur la voie publique pour “faire propre”, peu importe qu’elles se fassent ensuite démolir dans la fange invisible où elles doivent aller se cacher. Jusqu’au jour où.

 

Notes:

(1) https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/aeroports-bloques-musiques-sur-les-ronds-points-comment-s-est-passe-la-mobilisation-des-gilets-jaunes-dans-les-regions_3080545.html

(2) https://zerhubarbeblog.net/2017/10/20/de-la-violence-dans-les-luttes-sociales/

(3) https://zerhubarbeblog.net/2018/12/01/gilets-jaunes-et-trumpisation-francaise/

(4) https://www.capital.fr/economie-politique/les-plus-riches-ont-accapare-82-de-la-richesse-mondiale-creee-en-2017-1266809?fbclid=IwAR0R7qRzLquqEdidJTleVYpXVfRERE3z1pwMTfA3AAlwkFttyKSorYNuMp4

(5) https://zerhubarbeblog.net/2018/04/17/le-sang-des-peuples-peut-il-coaguler/

(6) https://zerhubarbeblog.net/2018/04/09/existe-t-il-une-convergence-des-luttes/

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

13 réponses

  1. 8885torturé

    Nous Français avons eu la chance de ne pas connaître récemment de régime autoritaire.Pourtant,en France,le fait d’énucléer de simples manifestants (contre lesquels ne pèse aucune charge)au moyen d’armes de guerre est devenu banal,si banal qu’aucune poursuite judiciaire ne semble possible pour faire condamner le gouvernement français et surtout empêcher l’emploi d’armes de guerre dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre lors de différentes manifestations.Ces armes de guerre (LBD 40,grenades de désencerclement…etc)peut-être destinées à être utilisées contre les malfrats et les terroristes,infligent des blessures comparables aux sévices corporels infligés par des actes de torture.Souvenons-nous des grands textes de Voltaire et de Montesquieu contre la torture au XVIIIème siècle !Nous ne sommes plus au XVIIIème siècle mais au XXIème siècle.En tant que professeur qui enseigne les humanités depuis + de 25 ans,en tant que simple citoyen du pays de 89,je condamne avec la plus grande fermeté ces pratiques barbares de l’Etat français à l’encontre de manifestants pacifiques,désarmés et privés de tout moyen de défense.Notre pays est un grand pays démocratique et non pas le terrain de jeu de nervis, d’une milice gouvernementale d’un régime désormais illégitime et aux abois.Aussi vrai que nous sommes français nous résisterons à cette inquiétante dérive anti-démocratique destinée à sauver un régime inefficace et contesté de toutes parts.

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