Le bar est presque vide, l’heure de fermeture approche mais je suis toujours là avec quelques bières de Noël dans le nez, accoudé vaille que vaille à côté de trois autres types que je connais plus ou moins. Enfin l’un et l’autre un peu mieux vu qu’il fut un temps où nous draguions la même fille, le dernier un retraité de quelque chose qui venait de se faire engueuler par sa femme car il traînait au bar, si j’ai bien compris.
Une femme parmi nous, derrière le bar, remplit les verres à la demande et tient comptabilité des tirs croisés tout en mesurant, d’un œil averti, la distance entre l’état de notre retraité et la limite acceptable d’ébriété, sachant que l’on quitte le bar via un escalier en fer et qu’il faut ensuite longer un quai que lèche une eau grise et froide. Surtout que l’homme est à vélo, et le vélo dans le bar. Mais lui ne boit pas, nous regardant d’un air gonflé sur ces pneus bien coiffés.
“Qui es-tu, quel est ton pouvoir?” questionne l’homme au vélo. Lui a travaillé dur toute sa vie, aujourd’hui embarqué dans un système où de nombreux retraités de longue durée, tel que lui-même, consomment plus que ce qu’ils ont cotisés. Coincé entre d’une part un conservatisme visant à maintenir le système actuel qui tourne à son profit aux dépens des générations suivantes, obligées de payer plus de cotisations qu’elles-mêmes n’en pourront bénéficier à l’avenir, et d’autre part le constat de l’appauvrissement des petits retraités malgré tout, le sentiment d’ambiguïté rejoint celui de l’impuissance.
“Qui es-tu, quel est ton pouvoir?” Voilà le cri de ralliement des évincés du choix public, des électeurs confrontés à des alternatives qu’ils n’ont pas choisies, des sans-dents sur lesquels le pouvoir tape quand les caisses sont vides, ceux qui sont visés en premier lieu par le racket des taxes sur le diesel et des limitations de vitesse abusives, ceux qui ne sont rien car ils ne sont pas dans les 20% qui profitent pleinement du néocapitalisme financier et technologique actuel.
Mais point de misérabilisme en ce lieu où se réfugient, pour une heure ou deux, quelques types que leurs femmes ou compagnes attendent pour le repas familial. L’apéro dure, surtout pour un lundi. L’un regrette de ne pas être parti tout de suite et de se faire attendre, même si personne ne l’attend vraiment, mais nous assumons tous l’entière responsabilité de sa retenue en ce lieu de perdition. Réconforté, il repaie une tournée.
J’essaie de replacer une blague mettant en scène la reine d’Angleterre et le roi des Belges, mais la chose est détournée car parler de roi ici et maintenant signifie parler de Macron. Le Président, roi élu d’un pays royaliste qui s’ignore et ne vote pour son souverain que pour mieux lui couper – symboliquement – la tête ensuite. La famille royale française, Macron et l’arène des gilets jaunes, ses courtisans et ses bouffons, sa soldatesque et ses clients qui mettent le symbole des conquêtes napoléoniennes au-dessus de la légitime protestation populaire.
Pleurer sur quelques dégradations du symbole d’arrogance, de conquête et de domination qu’est l’Arc de Triomphe alors que la population oubliée, celle de la fameuse “diagonale du vide” où tout est loin de tout et la voiture le seul lien, se soulève de sa seule volonté, éclaire la totale abolition d’une quelconque morale par les serviteurs du pouvoir. Et c’est la chute de ce pouvoir-là qui est revendiquée, pas la chute de la République française.
Je squatte un tabouret de comptoir laissé imprudemment seul par le départ précipité d’une vessie surchargée, me doutant qu’au prochain tour de chaises musicales c’est moi qui perdrait ma place. Certes on pourrait aller chercher d’autres tabourets, mais en fait on risque moins de tomber accoudé au bar qu’assis sur ces chaises branlantes.
Ce sont en ces lieux temporairement coupés du monde, là où les rives de nos consciences sont doucement recouvertes par une marée aux parfums de houblon ou de raisin fermenté, que les regards et les voix parfois hésitantes interpellent l’instant présent sans effets de manche. Ce sont les seuls instants qui en vaillent réellement la peine, ceux que l’on ne prévoit pas et qui se pointent, bras ballants, au détour d’un ponton ou d’un débordement de gasoil.
J’arrive enfin à placer ma blague, plutôt la blague de mon voisin que j’étais seul à écouter mais qui est trop cuit pour la dire à nouveau. La reine d’Angleterre, donc, et le roi des Belges sont dans le beau carrosse doré de ladite reine, quand un cheval de l’attelage majestueux lâche un pet de concours. “I’m sorry”, dit la reine d’un air contrit. “Oh”, répond le roi en riant, “je pensais que c’était le cheval!”.
Là-dessus nous prenons enfin congé des lieux et de leur sympathique patronne, et l’homme à vélo s’empare de son engin malgré les propositions de reconduite par le moins fait d’entre nous. Invitation souverainement refusée par celui qui enfourche sa monture et qui, après un zig-zag à peu près contrôlé entre les voitures et le précipice du quai, embouque la passerelle des piétons vers un destin dont on pressent une bonne dose d’engueulade. Mais l’instant qui passe ainsi, pertinent autant qu’inutile, renvoie le reste à l’état de théorie.