La saga Brexit donnera certainement lieu, un jour, à une série télé ou Netflix qui engendrera des commentaires du genre “bah, n’importe quoi” ou “pas crédible, le script!”. Mais nous savons que la réalité dépasse souvent la fiction et la phase finale qui se joue en ce moment restera de toute manière dans les annales de l’Histoire britannique. Elle sera étudiée au sein des écoles de science politique et de psychologie comme un cas assez unique de crise nationale auto-infligée par un peuple habituellement réputé pour son pragmatisme.
Cet article fait suite aux autres “Brexit Poker” (1) et se place juste après la décision de Theresa May de reporter le fameux vote du Parlement britannique sur son projet d’accord de sortie de l’UE, accord obtenu après des mois de négociations avec l’UE et qui stipule, en gros, que le Royaume-Uni reste dans l’union douanière, pour ce qui concerne les biens et services mais pas les personnes, jusqu’à une date indéterminée, et qu’il ne peut en sortir unilatéralement.
Ce vote devait avoir lieu le 11 décembre mais vu la très nette hostilité des députés, de gauche comme de droite, et la quasi-certitude de perdre le vote, la Premier Ministre britannique a repoussé l’échéance au 21 janvier 2019, juste deux mois avant la date fatidique du 29 mars où le RU quittera l’UE, d’une manière ou d’une autre. Ce qui donne encore un mois et demi à Theresa May pour apporter quelques modifications à son projet pour le rendre plus “acceptable” mais, surtout, pour faire un lobbying massif auprès de sa très fine majorité, majorité qui dépend en fait du bon vouloir du petit parti nord-irlandais du DUP, farouchement opposé à toute forme de frontière entre l’Irlande du Nord et le reste du RU, mais également opposé à l’accord de May qui, afin justement d’éviter cette frontière – et sachant qu’une frontière entre les deux Irlandes est également hors de question- , propose que l’ensemble du RU reste dans l’union douanière.
Bref, May tente la quadrature du cercle, cherchant à convaincre que son Brexit répond à la volonté populaire de contrôler l’immigration et règle le problème irlandais, mais dans de telles conditions on est en droit de se demander à quoi servirait vraiment le Brexit si c’est pour rester dans l’union douanière, donc s’y conformer tout en étant évincé des futures négociations le concernant.
D’autant que les conséquences de ce demi-Brexit commencent à être chiffrées. La Banque d’Angleterre a sorti une étude démontrant que la livre sterling se caserait la figure (et cela a déjà commencé), que dans le cas du Brexit voulu par May le PIB chuterait de 3,9% ou, en cas de Brexit sans accord, de 9%. (2).
Concrètement, ce document démontre que, quel que soit le scénario de sortie qui l’emporte, le Brexit coûtera plus cher à l’économie britannique que sa contribution annuelle à l’Union européenne. Le gouvernement ne donne pas de chiffres concrets mais selon des économistes cités par l’agence PA, un PIB moins élevé de 3,9% représente environ un manque à gagner de 100 milliards de livres (113 milliards d’euros) d’ici 2030.
Mardi, Theresa May a sillonné l’Europe afin de trouver des bouts de renégociation pour son traité, mais l’UE a poliment répondu “niet” tout en affichant son soutien à May. Au même moment le Parlement Européen confirmait que l’accord proposé afin de régler le problème de la frontière irlandaise (le backstop en parler Brexit) n’était plus négociable, et que ce Parlement ne signerait pas l’accord du Brexit sans ce backstop.
Au niveau de la politique intérieure du RU, Theresa May a également survécu à une motion de défiance au sein du Parlement, qui aurait mené à la nomination d’un nouveau Premier Ministre. Jeremy Corbyn, le leader socialiste, n’a pas voulu la tête de May n’étant pas certain de pouvoir prendre sa place. En fait personne ne veut vraiment sa place, sauf peut-être un Boris Johnson qui vante les mérites d’un Brexit sans accord mais qui risque de se retrouver avec sa tête en haut d’une pique si ce hard Brexit a effectivement lieu, vu les probables conséquences.
Est-ce que Theresa May peut tourner les tables d’ici le 21 janvier? Tout est possible dans la saga Brexit, et une option qui reprend du poil de la bête est l’idée d’un second référendum. Ceci pourrait être un copier-collé du premier, à savoir Brexit ou pas. Il pourrait être un choix entre le Brexit de May et un Brexit dur. Il pourrait être un mélange de ces différentes questions. Bien malin qui peut d’ores et déjà en prédire le résultat, la seule chose qui semble acquise étant que la partie de la population foncièrement opposée au Brexit et qui s’était abstenue lors du premier référendum, sera cette fois aux portes des bureaux de vote.
Un joker vient cependant de tomber de la Cour de Justice Européenne: il est légalement possible que le RU décide unilatéralement, c’est-à-dire sans avoir besoin de l’aval de l’UE, de révoquer l’article 50 – la sortie de l’UE – et donc de fait d’arrêter net toute forme de Brexit, le RU restant alors dans l’UE aux conditions actuelles. Theresa May a toujours dit qu’elle n’y recourrait pas, mais en cas de référendum avec une majorité anti-Brexit cette règle pourrait tout à fait s’appliquer!
Si un scénariste de série télévisée avait dû écrire le scénario du Brexit, et que la situation en est là aujourd’hui, c’est-à-dire une Premier Ministre initialement anti-Brexit ayant pris, au pied levé, la charge de mener à bien un divorce totalement non pensé, non planifié par l’establishment et dont le “succès” serait néanmoins très douloureux pour la société britannique (déficit de main d’oeuvre du fait du départ de nombreux étrangers, recul important du PIB dans tous les cas, etc…), douleur qui lui coûterait sans doute son poste si elle tient jusque là, je pense que ce scénariste aurait fait en sorte que lors de la scène finale on se rendrait compte que Theresa May savait dès le départ que cette histoire serait une catastrophe, et qu’elle a fait tout ce qu’il fallait pour en arriver à une situation de second référendum associé à la possibilité d’annuler le Brexit unilatéralement.
En effet, ayant fait tout ce qu’il était possible de faire en termes de négociations avec l’UE et son partenaire le DUP, ayant obtenu la seule solution possible qui ne débouche pas soit sur un risque de nouvelle guerre d’Irlande en cas de frontière dure entre les deux Irlandes, soit la perte de sa majorité en cas de frontière entre Irlande du Nord et le reste du RU, et sachant qu’en cas de Brexit dur l’Ecosse pourrait faire sécession, elle aurait joué le jeu pro-Brexit à fond afin de fermer toutes les portes hors un nouveau vote ou un Brexit dur.
Il est évident que le Parlement n’aurait jamais pu signer un accord liant les mains britanniques au sein d’une union douanière sur laquelle elle perdrait en même temps tout contrôle, personne ne signerait un tel accord et je me doute que May l’a toujours su. Sauf si la seule alternative était un Brexit sans accord, la garantie d’une catastrophe à court terme même si on peut tout à fait penser qu’à long terme le RU s’en sorte bien. Mais en politique seul le court terme compte. D’où le joker permettant au RU de décider de rester au sein de l’UE, décision inévitable en cas de nouveau référendum gagné par les anti-Brexit.
En réalité rien de tout ceci n’était écrit bien sûr, mais je ne peux évacuer l’idée que Theresa May sait où elle veut en venir depuis le début, et c’est pourquoi elle n’a pas été destituée car elle n’est pas seule à le savoir: un accord impossible débouchant sur un cul-de-sac avec d’un côté un Brexit dur revenant à sauter de la falaise sans savoir ce qu’il y a en bas, de l’autre un retour à l’UE dans laquelle, en réalité, le RU s’en sort très bien: non contrainte par l’Euro elle a toujours pu maîtriser sa politique monétaire, elle forme avec la France le socle de la puissance militaire européenne, sa City profite à fond de sa position à l’intérieur de l’UE, et elle dépend fortement de ses importations de produits de base, notamment agricoles.
Time will tell comme on dit là-bas. Mais time is running out comme on dit là-bas aussi.
Vu par AlJazeera: https://www.aljazeera.com/amp/indepth/features/won-confidence-vote-brexit-battle-unchanged-181213141237594.html?__twitter_impression=true
L’option d’un second référendum fait son chemin, même si T. May le nie: https://www.theguardian.com/politics/2018/dec/16/no-10-denies-making-plans-for-second-brexit-referendum?CMP=fb_gu&fbclid=IwAR1s_MIFTqYVpAuhQegZlVEFjA7QDVWuwZdvILDgOKOkz7g-VrkUveKMMvg
[…] (1) https://zerhubarbeblog.net/2018/12/13/brexit-poker-4/ […]