De la tectonique des classes.

La tectonique des classes, ou la transformation d’un modèle établi de la lutte des classes vers un nouveau modèle sous la pression des inégalités, de la corruption, du détournement de l’Etat au profit d’une Nouvelle Classe.

La lutte des classes c’est le genre de slogan qui fait rigoler les gens comme Emmanuel Macron, une référence à un passé ayant débouché sur le communisme, ayant lui-même débouché sur une réappropriation de tous les privilèges et pouvoirs par une nouvelle élite dirigeante n’ayant rien à envier aux dictatures les plus droitières.

Certes, si la philosophie de Karl Marx avait été appliquée à la lettre par une élite irréprochable il est possible que le rêve communiste d’un Etat sans Etat, où chaque homme et femme serait libre, se serait accompli dans une certaine mesure. Néanmoins l’une des lois fondatrices de la nature humaine étant que le pouvoir corrompt et que le pouvoir absolu corrompt absolument, l’idée même d’une élite irréprochable relève de la pure illusion et n’est en rien un point de départ acceptable pour un programme politique.

C’est d’ailleurs très précisément ce constat de faillibilité qui fit que les fondateurs des Etats-Unis d’Amérique conçurent un système politique aussi complexe que le système US, où la corruption règne aujourd’hui en maître à tous les échelons mais où, malgré tout, une faction ne peut complètement contrôler l’ensemble de la machine. Par opposition au système français, turc, chinois et bien d’autres où il est possible pour une petite faction ayant pu accéder au pouvoir de mettre l’ensemble des institutions
en coupe réglée.

La lutte des classes version 1.0 de l’ère moderne, celle ayant mené au communisme, celle qui mettait face à face les prolétaires et les capitalistes, a vécu et est aujourd’hui remplacée, après une période de somnolence associée à l’émergence de la classe moyenne, par une nouvelle lutte des classes que le professeur de droit américain Glenn Hardan Reynolds décrit comme la désaffection des classes laborieuses à l’encontre des classes dirigeantes (1).

Cette “nouvelle classe” n’est plus celle des nobles ou des capitalistes mais celle des technocrates, des hauts fonctionnaires, des professionnels de la politique qui sont censés défendre les intérêts des classes laborieuses mais qui, en réalité, profitent eux-mêmes très largement du système et s’octroient privilèges et largesses, qui se laissent corrompre à l’envi par les fameux capitalistes prédateurs et utilisent toute la force de l’Etat pour défendre leurs propres intérêts – ce qui aujourd’hui saute aux yeux en France avec la répression policière des Gilets Jaunes.

Cette élite fonctionnarisée, pantouflarde (au sens des allers-retours entre fonction publique et secteur privé), technocratique et fort bien rémunérée (empilement des pensions, augmentations votées entre soi, avantages en tous genres) sait se défendre car de son sein naissent les “experts”, les “intellectuels”, et bon nombre de journalistes, juges et procureurs. Après un certain flottement au début de la crise des GJ où se mirent immédiatement en oeuvre les conditionnements politiques habituels axés sur l’infiltration par l’extrême-droite (l’épouvantail classique toujours utilisé avec succès), la réalité de la situation a obligé cette Nouvelle Classe à prendre une ligne idéologique de combat axée cette-fois-ci sur la dérive “rouge-brun”.

Le gouvernement italien actuel est bien entendu l’exemple-type de la mouvance rouge-brune européenne, une alliance a priori contre-nature de nationalistes et de l’extrême-gauche au sein d’un gouvernement dit populiste. L’expression ne date pas d’hier, apparemment inventée par les Russes dans les années 90 pour dénoncer l’alliance entre ex-communistes et nationalistes. Elle connait en France un second souffle depuis la parution du livre de Jean-Loup Amselle “Les nouveaux Rouges-Bruns: le racisme qui vient”, auteur qui fut tout récemment invité pour une émission sur France Culture (2).

La méthode de base utilisée par la Nouvelle Classe face à tout mode de pensée critique du sien étant de la ramener au racisme, à l’anti-sémitisme, à l’homophobie et si nécessaire à l’islamophobie (au choix, et si on peut combiner c’est évidemment encore mieux), fléaux dont elle se considère évidemment exempte, les Gilets Jaunes sont associés par la Nouvelle Classe à la mouvance rouge-brune, donc au racisme et plus si affinité.

Les enquêtes de terrain peinent à trouver de trace significative de cette mouvance au sein des Gilets Jaunes, même si des exemples existent, mais l’intérêt est avant tout de renforcer le biais de confirmation de ceux et celles qui s’opposent à ce mouvement: c’est cette “révélation” qui sera diffusée en masse sur les réseaux sociaux par les comptes des “anti”, permettant ainsi de passer sous silence les réelles revendications et conditions qui ont lancé ce mouvement. Technique vieille comme la politique mais toujours plus efficace grâce à Facebook, Twitter etc…

Comme je tentais de le décrire dans cet article sur le drame de la mort par balle policière de l’agriculteur Jérôme Laronze, “Avis de mort par bueraucratie” (3), la bureaucratie fait partie du socle de la Nouvelle Classe. Censée au départ servir de modérateur et de courroie de transmission entre le pouvoir et les administrés, la bureaucratie d’Etat a muté en une organisation gérée par des mercenaires associés à la Nouvelle Classe.

La dématérialisation, les centres d’appel, la surveillance et la répression sont les armes bureaucratiques visant à séparer les classes laborieuses, à qui l’on impose la machine et le bâton au nom du “progrès”, du “service” et de “l’efficacité”, de la Nouvelle Classe qui, elle, garde un accès personnalisé et humain aux services dont elle a besoin. Parcoursup n’est pas un problème si vous sortez d’Henri-IV, même si vous n’êtes pas très bon.

La tectonique des classes nous a fait passer de la lutte des classes 1.0 à la lutte 2.0, celle qui oppose la Nouvelle Classe à une classe laborieuse comprenant la classe ouvrière et une bonne partie de la classe moyenne, celle qui se trouve en prise directe avec l’insécurité économique, le racket automobile (4), la pression fiscale punitive, la dégradation de ses conditions de vie, la violence des revendications identitaires, l’éducation nationale à deux vitesses et j’en passe sans doute.

La Nouvelle Classe n’est pas celle des nobles ou des grands capitalistes mais celle qui fait l’Etat, celle qui à l’origine devait servir la population et la protéger des grands prédateurs mais qui, au fil du temps, a succombé à la corruption et se sert d’abord elle-même. Le schisme entre ces deux classes est consommé, il suffit de voir le cirque macronesque mis en branle sous couvert de Grand Débat.

Comme je le craignais dans ce billet de décembre, sur le risque de contournement du mouvement par les professionnels de la politique politicienne (5), l’opération vise avant tout à noyer le poisson et, mieux encore, sert à La République En Marche de campagne électorale aux frais de l’Etat pour les prochaines européennes. Bien joué Mr Macron.

Cela dit je ne suis pas certain que le Team Macron emporte au paradis cette manœuvre un peu grosse associée à une prédation policière et judiciaire digne d’une dictature pur jus. J’ignore si, comme le suggère Frédéric Lordon dans son récent article “Les Forcenés” (6), ces gens sont fous, mais ils jouent avec le feu et risquent de payer cher leur arrogance.

Liens et sources:

(1) https://eu.usatoday.com/story/opinion/2019/01/15/glenn-reynolds-class-warfare-elites-explains-world-conflicts-trump-column/2569252002/

(2) https://www.franceculture.fr/emissions/politique/rouge-brun-une-couleur-de-saison

(3) https://zerhubarbeblog.net/2018/10/02/avis-de-mort-par-bureaucratie/

(4) https://zerhubarbeblog.net/2018/10/10/letat-et-le-racket-des-radars-mobiles/

(5) https://zerhubarbeblog.net/2018/12/21/risque-de-contournement-du-rond-point-des-gilets-jaunes/

(6) https://blog.mondediplo.net/les-forcenes

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

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