Le mouvement des Gilets Jaunes est un extraordinaire révélateur du décalage entre la représentation politique, sous toutes ses formes habituelles, et la réalité d’une partie de la population devant faire face à la compression incessante de ses libertés. Perte des libertés économiques, politiques, de mouvement, de parole symbolisée, au départ, par la fiscalité sur les carburants et le racket automobile sous couvert de “sécurité routière”.
La gestion catastrophique de ce mouvement par le régime Macron illustre le désarroi d’une classe technocratique gavée de privilèges qui s’appuie sur la peur comme mode de gestion sociale. L’axiome premier est qu’il n’y a pas d’alternative à la volonté gouvernementale hors la catastrophe, mais à un niveau individuel la menace reste l’argument de base pour limiter toute contestation.
La menace de la violence policière bien sûr, celle qui touche à l’intégrité physique comme dernièrement pour Jérôme Rodrigues mais derrière elle le fichage, la garde à vue dans des conditions dignes de Midnight Express, la “justice” d’exception, la perte d’emploi et tous les bâtons que l’administration peut vous jeter à la figure visent à créer la peur.
Normalement ça marche assez bien mais, après plusieurs semaines et Actes des Gilets Jaunes, des dizaines de milliers de manifestants semblent avoir vaincu la peur. Ils sont là, ils restent quoi qu’il arrive et c’est vraiment le genre d’exemple de résistance qui fait très peur… au régime. Pour les élites technocratiques modernes, qui n’ont rien à proposer hors l’austérité générale au profit de leur propre enrichissement, si les gens n’ont plus peur alors tout est foutu.
Mais ensuite que faire, comment transformer une telle puissance en un mouvement politique susceptible de respecter les lignes démocratiques qu’il réclame par ailleurs, sans tomber dans un “il faut” omettant de se pencher très sérieusement sur les moyens, les conséquences et les arbitrages à venir? Comment éviter le piège fatal de l’utopie?
Actuellement le mouvement dans son ensemble a trois choix stratégiques: s’en tenir à ses revendications de base (vitesse, carburant, RIC, revalorisation du smic), se transformer en parti politique, ou faire une Révolution. Les trois choix coexistent actuellement, mais les tenants du premier sont aujourd’hui sans doute moins visibles qu’ils ne l’étaient au début.
Les tenants du second choix se sont lancés, mais je pense que cela n’ira pas loin et j’en donne les raisons dans le billet “Gilets jaunes: après l’insurrection, le suicide qui vient“. Les tenants du troisième choix se sont rassemblés ce week-end en Meuse dans le cadre de l’Assemblée des Assemblées de Gilets Jaunes, d’où est sortie la déclaration suivante:
Les débats qui ont mené à cette déclaration n’ont pas été simples, comme le décrit cet article de Reporterre dont je cite cet extrait (2):
Le sujet central de la discussion : l’assemblée était-elle légitime pour décider la publication de ce document ? Celui-ci montre que la question du RIC, mise en avant par une partie des Gilets jaunes en France et par les médias, est peut-être moins importante que la revendication de justice sociale. Nombre de délégués jugeaient qu’ils n’avaient pas été mandatés pour prendre une telle décision, et qu’il fallait la soumettre à leur assemblée locale. Pour d’autres, ce processus interdisait l’efficacité. Ainsi Clément, d’Ivry, observait : « Si on va a au bout du formalisme, on ne pourra jamais décider, parce qu’il faudra plein d’allers-retours. On peut dire que cette assemblée des assemblées est légitime pour prendre des décisions. » Légitime ? C’est précisément ce dont elle n’était pas assurée, la préoccupation de rester parfaitement démocratique dominant les esprits. Marco, de Dijon, expliquait : « Il y a un très gros complexe de légitimité ici. Nous avons la volonté de super bien faire, pour ne pas répéter ce que nous reprochons au pouvoir. Mais vous ne trahissez pas l’assemblé si votre texte correspond à ce qui s’est dit. » Alors, l’Assemblée était-elle décisionnelle ? Oui, disait la déléguée de Strasbourg, « rien n’empêche de dire qu’on redescendra dans la AG pour validation ou rejet. » « Sur 150 délégués ici, lui rétorquait une autre, qui a un mandat sur ce point ? Personne. Donc on ne vote pas, point ! » Les esprits s’échauffaient, et il fallait l’humour du clown Cilasz – par ailleurs délégué de Die (Drôme) -pour ramener la sérénité : « Cou-cou ! Nous sommes mus par une urgence intérieure, mais nous prenons le temps, nous sommes là pour construire et il faut savoir que ça ne va pas être de la tarte. »
Chaque groupe GJ décidera pour lui-même s’il s’estime légitimement représenté par cette déclaration mais, de mon point de vue, la transformation tentée par cette Assemblée visant à passer de revendications précises et parfaitement intégrables dans le système actuel, système dont à peu près tout le monde dépend, à une volonté “utopiste” d’élévation de la société entière sans se préoccuper outre mesure de la manière d’y parvenir concrètement, me semble – malheureusement – relever du même esprit suicidaire que la création d’une liste aux élections européennes.
Le texte est disponible ici sous forme de pétition (3) et son cœur me semble être contenu dans les deux paragraphes suivants:
Nous voulons, pour nos proches, nos familles et nos enfants, vivre dans la dignité. 26 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité, c’est inacceptable. Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inégalités sociales ! Nous exigeons l’augmentation immédiate des salaires, des minimas sociaux, des allocations et des pensions, le droit inconditionnel au logement et à la santé, à l’éducation, des services publics gratuits et pour tous.
Parmi les revendications et propositions stratégiques les plus débattues, nous trouvons : l’éradication de la misère sous toutes ses formes, la transformation des institutions (RIC, constituante, fin des privilèges des élus…), la transition écologique (précarité énergétique, pollutions industrielles…), l’égalité et la prise en compte de toutes et tous quelle que soit sa nationalité (personnes en situation de handicap, égalité hommes-femmes, fin de l’abandon des quartiers populaires, du monde rural et des outres-mers…).
On ne peut qu’être d’accord mais, concrètement, qu’est ce qui est proposé pour aller du point A actuel au point B décrit ci-dessus? Rien, or c’est en réalité la seule chose qui compte vraiment: comment fait-on. D’autant que nous avons à notre porte un exemple en live d’une volonté populaire de changement pour laquelle aucune méthode n’est élaborée: le Brexit.
Certes la dynamique derrière le Brexit peut sembler fort éloignée de celle de l’Assemblée des Gilets Jaunes (et ce blog a une série en cours sur le Brexit (4)), mais en réalité pas tant que cela car les deux impliquent une indépendance institutionnelle et budgétaire hors du cadre de l’union européenne, autrement dit un Frexit.
En effet le RIC n’a guère de sens s’il est contraint d’avance par les règles européennes. Le dépassement des 3% de déficit budgétaire n’est probablement pas, et même certainement pas, compatible avec la politique monétaire inhérente à une revalorisation générale du pouvoir d’achat sans protectionnisme. Ce car, sans protectionnisme, toute hausse générale se traduirait par un creusement du déficit commercial (la France étant un importateur net de biens de consommations) entraînant la nécessité d’une “pompe à fric” inflationniste pour compenser, ou un contrôle des changes mais cela est par définition impossible au sein de l’Euro.
Pire encore, rien n’est précisé sur la méthode politique pour arriver à cette – à mon avis très souhaitable – nouvelle donne, sachant que même si plus de 60% des sondés semblent soutenir le mouvement des GJ, la proportion de gens susceptibles d’une remise en compte profonde du système actuel est certainement beaucoup plus faible.
La méthode est-elle la constitution en force politique, sous forme de syndicats et/ou de parti entrant de plein pied dans l’arène du combat démocratique tel que nous le connaissons, où la méthode est-elle de passer par une Révolution? Et en ce cas combien de morts sont considérés un prix acceptable à payer?
A titre personnel je suis tout à fait d’accord avec les objectifs de cette Assemblée, mais l’utopie pour l’utopie ne m’intéresse pas et il me semble nécessaire d’associer à toute proposition de changement deux éléments vitaux: d’une part une méthode permettant d’y arriver, d’autre part une estimation objective de ce qui se passe au moment de la rupture entre l’ancien système et le nouveau.
C’est précisément ce manque de méthode et de prévision des effets de rupture qui est en train de couler le Brexit. Ou de le précipiter vers un Brexit sans accord dont les conséquences seraient clairement catastrophiques. Les Britanniques sont tombés dans le piège de l’utopie, et je regretterais vivement que le mouvement des Gilets Jaunes ne suive le même chemin.
“(…)concrètement, qu’est ce qui est proposé pour aller du point A actuel au point B décrit ci-dessus ?(…) ”
Je remarque moi que le mouvement c’est mis en route. Et c’est ce qui est le plus important. Au départ il n’y avait même pas de point B à relier. Juste un point A devenu insupportable et qu’il fallait donc quitter à tout prix. A l’image du marin des années 70, comme par ex. Bernard Moitessier (lire ses bouquins riche d’enseignement…), qui partait sans le sou sur une frêle embarcation sans savoir exactement où il allait… le fait de se mettre en route était vraiment le plus important. La quête d’absolue étant sans doute utopique. La quête de cette autre utopie qu’est la démocratie relève à mon sens du même genre de quête dans laquelle le chemin parcouru importe beaucoup, beaucoup plus que le but.
Je dirais que personne n’est en mesure aujourd’hui de dire où est le point B et quel est le chemin pour l’atteindre. (et à mon sens c’est parfait ainsi). Pour le savoir il faut que le mouvement fasse route, se heurte à ses propres “démons”. Où va se “chemin vers la démocratie”… personne ne le sait, mais trouver son chemin et avancer (pour l’instant on cherche juste à franchir la barrière ! 😉 serait sans doute bien salvateur pour l’humanité et son environnement.
“l’utopie pour l’utopie ne m’intéresse pas”
Je comprends celà. Mais je me dis aussi que vous êtes sans doute dans une situation (économique, sociale, etc.) assez confortable pour ne pas avoir à vous en remettre à une utopie.
Certain on un besoin vital de se savoir sur un chemin vers UN point B.
voila pour ma reflexion du jour.
J’aime bien vous lire.
Cordialement.
David.
Bonjour David et merci pour votre commentaire. Je doute que la majorité des utopistes vivent dans la précarité. Les precaires veulent des reponses concrètes et immédiates.
L’Europe, point aveugle des GJ? https://lvsl.fr/union-europeenne-autre-ennemi-des-gilets-jaunes
Vu dans The Conversation, sociologie des gilets jaunes: http://theconversation.com/les-gilets-jaunes-une-transition-populiste-de-droite-110612?utm_source=facebook&utm_medium=facebookbutton