Frédéric Lordon et le complotiste de l’Elysée.

Frédéric Lordon dispose d’une plume qui est au débat social de combat ce que la mitrailleuse lourde est au champ de bataille. Sa parole projetée en rafales précises peut énerver autant qu’émerveiller, percuter les chiens de garde des régimes prédateurs, rouler dans le goudron de leur arrogance les premiers de cordée dont l’existence politique ne tient plus qu’à l’approvisionnement en tir tendu de balles de LBD40.

Son dernier édito “Le complotiste de l’Elysée“, sur le blog du Monde Diplomatique “La pompe à phynance”, est assez jouissif dans son genre et je ne peux qu’en recommander la lecture (1). J’en fais ici un petit commentaire, juste pour le plaisir.

Lordon part de l’interview d’Emmanuel Macron par des journalistes du Point, parue ce samedi, dans laquelle le Président déclare, en gros, que les Gilets Jaunes sont en réalité une opération de déstabilisation manipulée par les Russes (2). Le syndrome du complotisme russe visant à déstabiliser l’Occident est bien sûr très à la mode, de la campagne de Trump au Brexit aux Gilets Jaunes: on voit la main de Poutine partout.

Que la Russie ait un agenda géostratégique peu amical vis-à-vis de l’Occident ne fait guère de doute, mais cette situation est avant tout le fait des Occidentaux eux-mêmes qui, depuis 20 ans, tentent d’encercler et de profiter de la faiblesse de l’ours post-soviétique. Stratégie profondément idiote ayant très mal tourné, les Russes ayant récupéré leur statut de grande puissance géopolitique sur le dos, notamment, des Américains et des Français. De là à mettre les GJ sur le dos des Russes il y a un pas que Lordon refuse évidemment de franchir, et dont il se moque en fait allègrement.

Moquerie dont l’ampleur peut à mon avis se mesurer à l’aune de cette seule phrase:

Dès la première ligne on mesure le diamètre du cigare de moquette.

Lordon attaque sur l’angle du complotisme, l’accusation russe relevant du pur complotisme de la part du supposé symbole de l’anti-complotisme et de la lutte contre les fake news, le Président de la République. Je cite Lordon:

Normalement, on était d’accord : le complotisme, c’était pour les « autres », les « affreux », ceux précisément qui ne croient pas en la raison libérale. Mais comment fait-on si c’est le héros, celui pour qui on a raconté tout ça, qui décompense et se met à courir en chemise de nuit dans les rues ?

Ici, on rêverait de voir leurs têtes à tous : Jean-Michel Aphatie, Patrick Cohen, Nicolas Demorand, Léa Salamé, Ali Baddou, Sonia Devillers (la chasse au complotisme n’a pas de soldats plus typiques que les demi-habiles de France Inter), mais aussi les inénarrables Décodeurs, les animateurs de France Culture qui n’ont pas cessé d’organiser, gravement concernés, des émissions et des débats publics sur les fake news, de la parlote au kilomètre, de la conférence à rallonge, des régiments d’intellectuels vigilants, à Blois, au Mans, aux Bernardins, à l’Opéra Bastille, bref partout où l’on « pense », et puis aussi les chefferies éditoriales qui s’étaient trouvé cette opportune croisade de substitution pour faire oublier leurs propres abyssales défaillances.

Écroulé de rire je suis, ce blog tentant à sa minuscule échelle de démonter le discours des professionnels médiatiques visant à limiter, sous prétexte de “complotisme”, la liberté d’expression de tout ce qui va à l’encontre de leurs propres intérêts, de ceux de leurs patrons ou de leurs clients. Je cite à nouveau:

Mais le point de tragédie est atteint quand on pense aux malheureux de Conspiracy Watch, à ce pauvre Rudy Reichstadt qui vient de se manger l’équivalent psychique d’un tir de Flashball, qui vit son moment LBD à lui — et comme les autres : en pleine tête.

Ce qui fait écho à mon propre compte-rendu d’une conférence avec ce même Mr Reichstadt, “Entre Conspiracy et complotisme” (3) et une mise en exergue de l’ambiguïté du concept de complotisme. L’article de Lordon part ensuite sur la question de la représentation médiatique, et surtout sur la place gagnée par RT (toujours ces Russes!) aux dépens des médias français traditionnels:

C’est qu’en effet RT se porte bien en exacte proportion de ce que les médias officiels font défaut. S’être redémarrés à la manivelle pour essayer de refaire leur retard sur les violences policières, n’ôtera pas que, pendant presque deux mois, ils ont été aveugles et sourds à l’un des événements les plus importants de l’histoire française depuis un demi-siècle : un soulèvement sans précédent, la montée du régime vers un niveau de répression inouï, l’effondrement de toute démocratie dans l’obligation pour les manifestants de mettre très gravement leur intégrité physique en jeu au moment d’exercer leur droit politique le plus fondamental.

Et plus bas:

Personne n’est assez malvoyant pour ne pas saisir que l’entrain de RT ne doit pas qu’aux enthousiasmes déontologiques de la « bonne information » — mais enfin la presse du capital a elle aussi les ressorts troubles de ses propres entrains, ou plutôt de ses propres absences d’entrain. Il reste que RT donne à voir pendant que les autres oblitèrent, et que ça fait quand même une sacrée différence quand il s’agit d’information.

Enfin Frédéric Lordon enfonce le clou sur le complotisme anti-complotiste:

Il y a quelque temps, on avait essayé de défendre qu’il n’y a parfois pas tournure d’esprit plus complotiste que celle des anticomplotistes. C’est que l’anticomplotisme est devenu par excellence la grammaire disqualificatrice des pouvoirs installés, à qui ne reste d’autre argument que de saturer le paysage avec des errements, au reste fort minoritaires, pour ne plus avoir à engager la discussion sur les contenus. Or, les hommes de pouvoir vivent dans l’élément du complot — ils se souviennent très bien des moyens qui les ont fait parvenir, et s’inquiètent sans cesse, à raison, de ceux qui pourraient les faire tomber : des complots en effet — entre ici, Carlos Ghosn. De là que toute leur vision du monde en soit teintée, et qu’en vérité ils soient incapables de penser autrement, et puis, par imprégnation (et insuffisance), tous ceux qui vivent dans leur proximité et importent leurs formes de pensée — éditorialistes, journalistes politiques.

L’angle de départ de Frédéric Lordon reste la main-mise de la classe technocratique néolibérale sur tous les leviers du pouvoir, lutte des classes illustrée ici, notamment, dans l’article “La tectonique des classes” (4). Il se pose la question de la stratégie contre-productive d’Emmanuel Macron: le recours à l’hyperviolence policière, le dénigrement du mouvement des Gilets jaunes, le complotisme anti-russe semblent contraires à la volonté, a priori logique, d’un homme de pouvoir à rester au pouvoir. Pourquoi, alors, ainsi mettre de l’huile sur le feu? Lordon clôture ainsi son article:

Prenons les choses autrement. Hegel écrit quelque part que l’Histoire se trouve toujours les individus particuliers capables d’accomplir sa nécessité. C’est peut-être sous cet angle qu’il faut envisager le cas Macron. Comme une bénédiction imprévue. Peut-être fallait-il l’extrémité d’un grand malade, produit ultime d’une séquence de l’histoire pour en finir avec cette séquence de l’histoire. Si vraiment il faut en passer par là, ainsi soit-il.

Je n’irais pas jusqu’à considérer Macron comme un “grand malade”, ce qui serait une forme d’excuse sous couvert d’irresponsabilité. Il est le fruit d’une forme de pensée, celle que l’on apprend en école de commerce, à Sciences-Po ou à l’ENA, ancrée dans une rationalisation ad absurdum de la société humaine. Tout y est cohérent, tout y est chiffrable, tout devrait y être efficace.

Le décalage entre ce modèle (ou tout modèle dogmatique) et la réalité humaine étant aussi large qu’irréductible, le modèle n’arrive jamais à tenir ses promesses. Il génère ainsi la révolte des désillusionnés sous le regard étonné de la minorité au pouvoir qui, elle, en a tiré tous les bénéfices.

Liens et sources:

(1) https://blog.mondediplo.net/le-complotiste-de-l-elysee

(2) https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/macron-gilets-jaunes-eric-drouet-est-un-produit-mediatique-01-02-2019-2290611_1897.php

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

4 réponses

  1. Sid

    Toujours un plaisir que de lire votre blog !

    Merci pour le partage de cet excellent article, il a fait ma soirée^^
    Eh oui on constate que le fameux «conspirationnisme», à l’instar du «Padamalgam» est à sens unique, Caroline Fourest nous fait le coup à peu près à chaque fois, «Le Monde» aussi (avec son Déconnex) très prompt à nous parler de piratage russe pour un défaut technique dans une centrale… Le deux-poids-deux-mesure d’un système moribond servi par une oligarchie pathologique et des vendus qui ne représentent plus qu’eux-mêmes.

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