Brexit Poker 12 – La ligne Bercow.

La ligne Bercow c’est un peu comme quand des explorateurs, dévalant à l’instinct les rapides d’une rivière inconnue, se retrouvent face à une chute d’eau, une ligne a priori infranchissable. C’est le coup de théâtre que plante là un destin, naturel ou humain, afin de détourner dans un grand éclat de rire les plans de bataille d’un gouvernement misant tout sur l’usure de l’adversaire.

La ligne Bercow, c’est le cri rauque de “Ordeeeeer” du Speaker du Parlement Britannique qui fait s’écrouler, pour un temps du moins, la formation de combat de Theresa May ayant pour cible l’imposition de son plan de sortie et sa mise en oeuvre à partir, précisément, du 29 mars 2019 à 23 heures.

Je doute très fort que Theresa May n’ait pas su que la Bible du fonctionnement parlementaire britannique, Erskine May, pouvait l’empêcher de proposer une troisième fois sa proposition d’accord dans la foulée des deux derniers rejets. Je suis en outre assez sûr que John Bercow, lui, avait préparé son coup de longue date mais peu importe, l’effet fut saisissant de toute manière (1).

Pour rappel, suite au récent vote parlementaire signifiant au gouvernement de May qu’il était hors de question de sortir de l’UE sans accord (2), vote faisant immédiatement suite au second rejet, par ce même Parlement, de la proposition de May créant une union douanière avec l’UE à durée indéfinie du fait du problème irlandais (le fameux backstop), la stratégie du Premier Ministre fut simplement de coincer ledit Parlement entre son dernier vote (pas de sortie sans accord) et la date butoir du 29 mars pour l’obliger à voter son texte, ce à défaut de l’existence au sein du Parlement de toute autre proposition susceptible de gagner une majorité.

C’était bien ficelé, trop bien peut-être et si les parlementaires se sont laissé enfermés dans ce coin sans issue c’est soit par accord tacite avec le plan de May mais sans vouloir le montrer, soit car ils attendaient un “truc” qui forcerait May à demander une extension à l’UE, chose faite grâce à John Bercow. May vient d’introduire une demande auprès de l’UE pour une extension au 30 juin 2019. Mais ce n’est pas gagné! (3)

L’UE, en effet, en raison des élections européennes du 26 mai, préfère d’autres options: soit une extension au 23 mai afin de liquider l’affaire avant les élections et ne pas devoir gérer la présence, temporaire ou pas mais certainement involontaire, de députés britanniques à la Nigel Farage qui se retrouveraient sans doute reconduits à leurs postes européens. Soit une extension à fin 2019, histoire de se donner le temps de repenser tout cela en profondeur.

Cela May le sait, alors pourquoi ne fait-elle pas l’effort d’accommoder l’une ou l’autre de ces préférences européennes, plutôt que prendre le risque d’un refus qui précipiterait le RU dans un Brexit hors contrôle? Soit elle parie sur le fait que l’UE, justement, n’osera jamais précipiter une telle situation et endosser ainsi le rôle du “méchant”, soit elle espère en réalité un refus qui lui permettrait, la maison en flamme, de franchir la ligne Bercow et faire passer son accord en force, le pistolet de la catastrophe imminente sur la tempe de chaque Member of Parliament, et marquer l’essai victorieux à la dernière seconde.

Soit, encore, elle espère retarder le Brexit plus tard mais ne peut l’admettre publiquement, obligeant alors l’UE à lui imposer un recul à fin 2019. Ou autre chose, la volatilité de la situation faisant que tout, absolument tout, reste possible. Quoi qu’il en soit son propre statut de PM est clairement sur la sellette.

En début de soirée le président du conseil européen Donald Tusk a répondu à la demande de May en indiquant que les 27 acceptaient une courte extension de la date butoir en échange d’un nouveau vote du Parlement britannique, dès la semaine prochaine, entérinant l’accord de May. Une attaque directe sur la ligne Bercow par un technocrate qui ne voit, dans le ballet compliqué qui se danse au sein des Communes, que partisanerie et perte de temps.

Mais cette ligne est en réalité bien faible: d’une part John Bercow n’a pas dit qu’il appliquerait nécessairement cette règle dans le cas présent, et pour l’expert en droit Sir Stephen Laws (cela ne s’invente pas) il existe une telle différence entre les circonstances des deux votes (l’un tenu avant la décision de ne pas sortir sans accord, l’autre prévu après), que même si le texte est le même on ne peux pas parler de la répétition d’une même situation. Bercow pliera sans doute plutôt que forcer une sortie sans accord.

Si Bercow plie face à Tusk, mais que May perd à nouveau le vote, que peut-il encore se passer à quelques jours de la date de sortie officielle? May pourrait demander une plus longue extension, par exemple fin 2019 voire plus loin encore. Mais une telle extension est loin d’être gagnée, Emmanuel Macron ayant déjà signalé qu’il refusait toute extension sans un “projet clair”, ce que l’on peut traduire par un accord de sortie accepté par le Parlement britannique (4).

L’UE devant voter à l’unanimité pour que le RU obtienne une extension, le refus d’un seul pays coulerait cette option et précipiterait le RU, avec ou sans l’accord de son Parlement, vers un No-deal Brexit et le début d’une très probable descente aux enfers, à court/moyen terme du moins. Hors le plaisir du Prince je ne vois pas pourquoi Macron déciderait de bloquer cette demande, même sans vote positif pour May, vu qu’il n’est dans l’intérêt de personne – et certainement pas de la France – de forcer un No-deal. Mais certains sont particulièrement imbus de leurs pouvoirs et n’ont pas honte de frapper quelqu’un déjà un genou à terre.

Lundi prochain le RU décidera s’il met en oeuvre son programme de gestion de crise d’un Brexit sans accord, l’opération Yellowhammer devant garantir la continuité de l’approvisionnement en nourriture, services médicaux et bancaires. C’est vraiment une préparation de situation de guerre (5). J’ignore par contre si l’image d’un marteau jaune pour extraire le RU de l’Europe est un bras d’honneur volontaire à Emmanuel Macron.

Liens et sources:

(1) https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/mar/18/john-bercow-brexit-moment-speaker-ruling

(2) https://zerhubarbeblog.net/2019/03/13/brexit-poker-11-coup-de-feu-a-u-k-corral/

(3) https://www.huffingtonpost.fr/2019/03/20/theresa-may-annonce-avoir-reclame-a-lue-un-report-du-brexit-jusquau-30-juin_a_23696557/?ncid=fcbklnkfrhpmg00000001&fbclid=IwAR1UquA380Uj5Bg-9MQAB5QoWu_53d78MZfLrD-nHXjvMzRh44yGuJkRTVw

(4) https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/emmanuel-macron-refuse-de-reporter-la-date-du-brexit-20-03-2019-2302680_1897.php

(5) https://www.theguardian.com/politics/2019/mar/20/uks-emergency-plans-for-no-deal-brexit-begin-to-be-put-into-actionh

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

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