Précisons dès le départ que je n’ai aucune sympathie particulière pour Carlos Ghosn dit le cost-cutter, le “tueur de coûts” ou être mi-humain mi-machine programmé pour optimiser l’efficacité financière du groupe Renault-Nissan.
Mais c’est justement parce que Ghosn est un tel symbole de l’efficacité néolibérale, avec un palmarès tellement impressionnant en termes de bilans comptables et financiers, auteur d’un tel succès industriel selon les normes enseignées en écoles de commerce, que sa descente aux enfers aux mains de la justice japonaise pose question.
Passons pour le moment sur l’argument d’abus de biens sociaux et d’enrichissement personnel sur le dos de Nissan: il est plus que probablement coupable de tels abus, mais ceci relève de la normalité dans le microcosme de la haute direction d’entreprise en général, et au Japon en particulier (pour ne parler que des pays dits démocratiques).
Les grands patrons japonais sont en effet globalement moins bien payés que leurs homologues américains à la tête d’entreprises comparables (1), mais compensent ce déficit par divers avantages “en nature” et un accès facilité à l’optimisation fiscale. La culture de la hiérarchie à la japonaise accorde aux grands patrons un statut de demi-dieu qui leur laisse une grande liberté dans l’interprétation de ce qui constitue un abus “normal” et un abus répréhensible. Et c’est sans doute cet état d’esprit qui transparaît dans cette déclaration de Carlos Ghosn lors de sa dernière arrestation (2):
« Je suis innocent de toutes les accusations infondées portées contre moi et des faits qui me sont reprochés. Je reste persuadé que si ma demande d’être jugé équitablement est respectée, je serai innocenté. »
Il ne dit pas qu’il est innocent des accusations fondées, la définition de ce qui est fondé ou non relevant d’une culture, de pratiques et de rapports de force entre les entreprises, le pouvoir et, sans doute, la mafia.
Tout comme en France, la corruption institutionnelle est endémique dans les sphères du pouvoir japonais – ce qui s’illustre par des scores comparables dans l’indice de corruption de Transparency International (3), où le Japon pointe à la 20ème place et la France à la 23ème. Tout comme la culture du pantouflage à la française protège et consolide un entre-soi néfaste entre le privé et le public, la culture japonaise pratique le amakudari où des hauts fonctionnaires à la retraite bénéficient de postes dans le privé, défendant ainsi la nécessaire opacité derrière laquelle se cachent les pratiques d’enrichissement “hors bilan” des grands patrons.
A cette corruption s’ajoute la dimension mafieuse qui, au Japon comme en Italie, fait partie de la réalité quotidienne. Certes l’influence des Yakuzas, les familles qui tiennent la mafia japonaise, semble reculer depuis dix ans suite à l’affaire Iccho Ito (le maire de Nagasaki assassiné par la mafia (4)) mais cette culture mafieuse très proche du pouvoir, qui a notamment bénéficié du soutien américain à la suite de la seconde guerre mondiale, reste très présente et de nombreuses entreprises japonaises doivent “faire affaire” avec la mafia pour éviter certains” problèmes”.
Ce témoignage lu dans le magasine japan-forward.com (5), de la part d’un homme d’affaire occidental grand habitué du business japonais, résume une réalité trouble dans laquelle Carlos Ghosn s’inscrivait certainement mais qui, en soi, n’avait a priori rien de particulier et, surtout, rien qui puisse justifier l’incarcération et la torture de fait infligée au personnage:
Pendant mon séjour au Japon, j’ai rencontré les PDGs et directeurs généraux de pas mal de sociétés et certains étaient des gens formidables, mais beaucoup ne l’étaient pas. Des sociétés de transport, de voyage, des institutions financières, de trading – en affaires avec les Yakuzas – abusaient de leurs notes de frais, se payaient des voyages privés aux frais de la boîte, recevaient des rétrocommissions, se faisaient payer des callgirls… J’ignore ce que Carlos Ghosn a fait, mais je doute que ce soit même comparable avec ce qui est considéré comme un comportement normal par beaucoup de ses homologues japonais.
L’angle de l’article d’où est tirée cette citation est que Carlos Ghosn est avant tout victime de la xénophobie japonaise: les japonais veulent bien utiliser les occidentaux quand cela les arrange sur le plan économique, diplomatique ou militaire, mais ne supportent pas d’être supervisés par des étrangers – et avoir Ghosn au sommet de la pyramide Nissan était ressenti comme une insulte permanente.
Cette situation est assez fréquente et, en général, cela se termine par l’éviction de l’étranger devenu gênant, pas par son incarcération et sa mise en cause judiciaire. Pourquoi, alors, ce traitement spécial infligé à Carlos Ghosn alors qu’il a bel et bien été évincé de ses positions au sein de Nissan et Mitsubishi? Là est la question.
Il reste évidemment possible que Carlos Ghosn ait en fait dépassé les limites du tolérable même dans le contexte japonais, mais la manière dont il s’est fait cueillir lors de sa première arrestation (6) indique qu’il ne s’attendait pas du tout à cela. On dira ce que l’on veut de Ghosn mais ce n’est certainement pas un amateur et il devait très bien connaître les limites du tolérable en matière d’abus et de fausses déclarations. Il est certainement très bien entouré par moult experts fiscaux, avocats et conseillers en tous genres lui permettant de bien connaître le périmètre du possible. Tout ce qu’il a ou aurait fait, tout ce que l’on lui reproche aujourd’hui, aura été mûrement réfléchi et analysé pour, justement, éviter de finir en taule. Donc l’origine véritable de l’acharnement judiciaire japonais est sans doute ailleurs.
On peut imaginer toutes sortes de choses: un litige avec la mafia, une opération de chantage, un conflit au sein de la structure Nissan menant à un désir de vengeance de la part de l’équipe japonaise – son dauphin et successeur à la tête de Nissan, Hiroto Saikawa, ayant enfoncé le clou en parlant d’abus de biens sociaux “très graves”, en plus des fausses déclarations, sans pour autant apporter d’exemples concrets (7).
Reste que le traitement humiliant infligé à l’un des hommes les plus puissants de la planète, le genre de personnage auquel les grands de ce monde ne refusent pas une invitation à dîner, illustre la violence que les puissants peuvent s’infliger entre eux en plus de celle qu’ils infligent naturellement à la population en général.
Le procès de Carlos Ghosn, s’il a bien lieu, pourrait s’avérer être un déballage des plus intéressants.
Analyse selon la chaîne Eclairages:
Ajouté le 8 janvier 2020: Conférence de presse de Carlos Ghosn suite à son évasion vers le Liban.
Liens et sources:
(3)
https://www.japoninfos.com/le-japon-20eme-au-classement-mondial-de-la-corruption.html
(4)
https://www.geo.fr/voyage/japon-les-yakuzas-une-mafia-au-service-du-pouvoir-184953
(5)
https://japan-forward.com/is-the-arrest-of-nissans-carlos-ghosn-a-case-of-japanese-xenophobia/
La réelle situation financière de Nissan, un élément du dossier? https://www.lesechos.fr/amp/1013599?__twitter_impression=true
Réfugié au Liban. https://actu.orange.fr/politique/ghosn-au-liban-personne-ne-peut-s-exonerer-de-l-application-de-la-loi-dit-castaner-CNT000001muYtE.html
Carlos Ghosn, ex-premier de cordée, entre par la grande porte dans la légende des grands malfrats en cavale : chapeau bas au château de Versailles, tous autant qu’on est !