Critique de l’injonction à s’adapter.

Emmanuel Macron présentait hier soir ses conclusions et propositions suite au Grand Débat. Sans grande surprise le Président dit pour l’essentiel qu’il va maintenir le cap. Ce cap, tel qu’il est régulièrement rappelé, c’est adapter la France à la réalité mondialisée du XXIème siècle.

Pour Macron les Gilets jaunes représentent une France qui ne s’adapte pas et face à laquelle, en plus d’une petite carotte et d’un gros bâton, il faut faire preuve de plus de pé-da-go-gie pour que tous ces crétin.e.s comprennent qu’ils n’ont en réalité pas le choix, que personne n’a le choix.

C’est une posture parfaitement déterministe et darwiniste au sens péjoratif du terme:: le monde évolue sans que l’on y puisse grand chose et il faut donc s’y adapter ou périr. Cette affirmation nous est inculquée depuis l’école et nous paraît évidente: en effet le monde change et il faut s’y adapter. La question n’est pas pourquoi, mais comment. Pourtant, après deux siècles d’adaptation frénétique pour en arriver au bord du précipice il serait grand temps, justement, de se poser la question du pourquoi.

A son époque déjà, Nietzsche combattait l’injonction à l’adaptation que défendait un autre grand esprit, Herbert Spencer (1), tenant d’une philosophie de l’évolution issue du darwinisme que l’on appellera ensuite “Darwinisme social”. Thèse qui postule que la lutte pour la vie entre les hommes est l’état naturel des relations sociales:

Selon cette idéologie, ces conflits sont aussi la source fondamentale du progrès et de l’amélioration de l’être humain. Son action politique préconise de supprimer les institutions et comportements qui font obstacle à l’expression de la lutte pour l’existence et à la sélection naturelle qui aboutissent à l’élimination des moins aptes et à la survie des plus aptes


https://fr.wikipedia.org/wiki/Darwinisme_social

Le darwinisme social est lui-même évolutif: de la sphère biologique il est passé à la sphère économique puis, depuis près d’un demi-siècle, à la sphère politique sous la forme que nous appelons “néolibéralisme”. Selon, du moins, la philosophe Barbara Stiegler, que l’on retrouve dans ce passionnant interview sur Arrêt sur Image (2).

Le néolibéralisme est en fait composé de deux courants: d’une part le courant libertaire classique ne laissant à l’Etat que ses compétences régaliennes de base, car partant du principe que le marché laissé à lui-même trouvera la meilleure adaptation possible (Herbert Spencer). D’autre part le courant étatiste qui reconnaît que le marché seul ne fonctionne pas et que l’Etat doit imposer une dynamique adaptative encadrée par le Droit (Walter Lippmann (3))

Pour ce dernier l’évolution politique a une fin: un monde entièrement mondialisé, terminus de l’Histoire qui arrivera nécessairement quoi que l’on fasse, et qui met de côté toute notion de souveraineté populaire vu que ce qui doit arriver arrivera. Manu aurait pu s’appeler Lippmacron.,

Mais cette approche était déjà critiquée en cette fin du XIXème siècle, notamment par John Dewey (4) qui s’opposait aussi bien à Spencer qu’à Lippmann et défendait, dixit Barbara Stiegler, ce point fondamental, :

Le retour du politique, pas par l’Etat mais par l’éducation et l’intelligence collective des sociétés.


https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/macronisme-et-neo-liberalisme-il-faut-sadapter-daccord-mais-a-quoi?fbclid=IwAR2I3xLhrfYck3UX5LEYWjpdc6tzLaGByACOZXunv7Ep2Gm5oxMcW6e5MZ8

Cette approche déterministe est également invalidée par nos connaissances de la réalité de l’évolution biologique: il n’y a pas de cap à l’évolution, pas d’intention, et une grande part d’aléatoire. L’injonction évolutive n’a pas de sens.

Voilà posé le cadre de la critique du “cap à maintenir” et de la “pédagogie” chère au Macronisme. Comme le dit Stiegler:

L’idée c’est qu’il y a ceux qui savent et sont environnés d’experts. Ils savent quel est le cap, quelle est la fin. Et il y a ceux qui ne savent pas, qu’il faut éduquer, rééduquer.

Le cap, ici, c’est qu’il y a une fin de l’évolution, le monde mondialisé

Incompatibilité entre mondialisation et crise écologique.

Mais il y a un hic: la crise écologique et notamment la nécessité de la réduction des émissions de carbone, chose a priori parfaitement incompatible avec l’intensification des échanges inhérent au paradis mondialisé. Cela dit il est assez marrant de constater que cette nécessité est en elle-même une injonction à l’adaptation qui mérite toute une discussion (5), mais ce n’est pas l’objet de ce billet.

Toujours selon Stiegler, sur cette contradiction entre l’injonction du “cap vers la mondialisation” et la nécessité d’une nouvelle sobriété:

Les populations ne consentent plus passivement et docilement au cap  fixé, et elles n’y consentent plus parce que le message délivré est contradictoire. Et s’il est contradictoire, c’est parce que tout le monde a parfaitement conscience que ce cap s’est obscurci – même les plus fervents néo-libéraux sont atteints par le doute.

Pour le coup je la trouve un peu optimiste, les plus fervents néolibéraux s’en fichant royalement car certains de leur capacité à se payer les protections nécessaires si problème il devait y avoir. Reste que cette plongée dans les origines presque bicentenaires de TINA (there is no alternative) illustre l’enracinement de cette idéologie, surtout chez ceux et celles qui en furent nourries dès leur plus jeune âge sans jamais se trouver confrontés à d’autres possibles.

Qui, dans ces cercles, a la moindre idée de ce qu’il se passait dans la ZAD de NDDL dont on “célèbre” aujourd’hui l’évacuation par le bras armé du néolibéralisme (6)?

Quand on croit qu’il n’y a pas d’alternative “raisonnable” à l’évolution mondialiste et son corollaire le darwinisme social (la survie du plus apte dans la grande mêlée mondialisée), quand on se croit tellement supérieur que l’on se permet de parler aux représentants comme à des gosses, il est évident que l’on ne va pas changer ses certitudes sur base d’argumentaires “enfantins”.

On va finir par taper sur ceux qui n’obéissent pas mais, comme on est quand même moderne, on va d’abord faire de gros efforts de pédagogie pour que “ça rentre”. Evidemment, être marié avec une femme prof qui fut de plus son propre prof, ça n’aide pas.

Le retour de l’éducation populaire?

Il est grand temps de combattre cette idéologie et, comme le préconisait John Dewey, en revenir au politique. Non pas dans sa version politicienne étatique mais dans sa version citoyenne, basée sur l’éducation et l’intelligence collective. Autrement dit sur l’éducation populaire au sens premier du terme. Ce qui me fait ressortir cette article intitulé Tarnac, la rencentralisation et l’éducation populaire, écrit voici dix ans déjà mais qu’à quelques références près j’aurais pu écrire hier (7).

A mon avis la meilleure chose que pourrait faire le mouvement des Gilets jaunes pour la France, et pour l’Europe sans doute, serait de faire revenir en force une éducation populaire dont la définition suivante me semble tout à fait pertinente:

Le principe de l’éducation populaire, c’est de promouvoir, en dehors du système d’enseignement traditionnel, une éducation visant le progrès social.

Elle a pour concepts-piliers l’émancipation; la conscientisation; le développement du pouvoir d’agir et la transformation sociale.

Elle associe les axes personnel, collectif et politique. S’écartant de la victimisation et d’un humanisme paternaliste, elle veut développer la puissance d’agir : pouvoir intérieur, pouvoir de, pouvoir sur. Le tout sans tomber dans l’excès inverse : le slogan néolibéral culpabilisateur du type « Si tu veux, tu peux ».

Au travers des processus d’éducation populaire, il s’agit, individuellement et collectivement, d’affirmer sa dignité, de s’auto-éduquer, de prendre conscience des rapports sociaux et de construire une force collective, apte à imaginer et à agir pour la transformation sociale.


http://www.alternativelibertaire.org/?Theorie-Qu-est-ce-que-l-education

Barbara Stiegler sur France Culture en février 2019:

Liens et sources:

(1)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Herbert_Spencer

(2)
https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/macronisme-et-neo-liberalisme-il-faut-sadapter-daccord-mais-a-quoi?fbclid=IwAR2I3xLhrfYck3UX5LEYWjpdc6tzLaGByACOZXunv7Ep2Gm5oxMcW6e5MZ8

(3)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Lippmann

(4)
https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Dewey

(5)

(6)

(7)

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

19 réponses

  1. […] Il faut s’adapter ou mourir, non pas parce que toute alternative serait objectivement impossible mais parce que seule celle-là garantirait la survie du groupe (la société) dans un monde qui serait soumis à des « lois » économiques indépassables. Position néolibérale à l’origine du TINA (there is no alternative) de Thatcher. Position darwiniste brillamment réfutée par Nietzsche à l’époque et aujourd’hui par Barbara Stiegler (4): […]

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.