Au commencement était la Parole, nous dit la tradition chrétienne selon Saint Jean. Cela suffisait pour une époque où l’on situait la venue de l’Homme sur Terre à une période pas très reculée, de l’ordre de quelques milliers d’années tout au plus. Nous admettons aujourd’hui – sauf pour les créationnistes – que la réalité des choses est un peu plus étirée dans le temps d’où une question jusqu’ici sans réponse: où, dans l’évolution humaine, commence le langage?
On lit souvent que l’écriture naissait voici quelques cinq mille ans en Irak, mais sans doute bien plus tôt (1), voici 30 000 voire 70 000 ans en Afrique. On associe traditionnellement l’avènement de la parole avec l’apparition de l’art rupestre voici quelques 40 000 ans, mais rien ne supporte réellement cette thèse.
Deux facteurs principaux sont à prendre en compte dans l’estimation de la période d’apparition de la parole: la capacité physiologique à produire des sons complexes, et la nécessité culturelle. Nul doute que si les chimpanzés actuels, capables d’apprendre des éléments du langage des signes, avaient la capacité physiologique de parler ils le feraient. Pouvons-nous dater l’apparition d’une lignée humaine disposant de cette capacité?
Origine de la capacité vocale.
Les premiers hominidés, de ce que l’on en sait, possédaient des “sacs” à air dans la gorge – tel les grands singes actuels – leur permettant de pousser de puissants cris, mais inhibant leur capacité à formuler les sons de voyelles nécessaires à la parole. Le premier hominidé connu ayant abandonné cette caractéristique au profit d’une capacité physiologique à produire ce type de son fut homo heidelbergensis, l’ancêtre commun de Sapiens, Neandertal et quelques autres sans doute (2). Homo heidelbergensis est apparu voici quelques 700 000 ans et aurait peut-être pu parler, mais la simple absence du “sac à air” ne suffit pas.
Sapiens et Neandertal se sont séparés voici à peu près 400 000 ans, et nous savons que ces deux lignées possédaient – et possèdent toujours en ce qui nous concerne – le “câblage” nerveux allant du cerveau, via la colonne, vers le diaphragme et les muscles de la cage thoracique qui contrôlent la production des sons permettant la parole. De plus nous possédons, ainsi que Neandertal, une version particulière du gène FOXP2 (3) nous permettant un contrôle très précis de nos expressions faciales et mouvements de la bouche, signalant ainsi la possibilité d’une articulation complexe.
La parole aurait alors au moins 400 000 ans, voire nettement plus si elle est apparue quelque part entre cette date et l’avènement de Homo heidelbergensis. Mais le langage non parlé encore bien plus s’il était d’abord associé à un niveau de complexité sociale permettant l’organisation de chasses à l’aide d’outils, comme le faisait Homo erectus voici deux millions d’années…
Protolangage musical.
Qu’est ce qui nous a fait prendre le chemin évolutionnaire vers la centralité de la parole? Pour Darwin l’Humain serait passé par un stade de protolangage musical. Au départ des sons sans sens particulier chantés par les mâles, à l’instar des oiseaux chantant pour attirer une partenaire. C’est au fil du temps et de la concurrence entre mâles que ces sons auraient évolué vers une plus grande complexité et devenus porteurs de sens.
De fait en termes de construction neuronale les circuits associés à la musique et à la parole sont très proches, mais cela ne suffit pas à la démonstration définitive d’une évolution du langage à partir de sons musicaux à visée reproductrice. Ce qui n’empêche pas que le chant à visée sexuelle marche toujours aujourd’hui, bien sûr…
Protolangage gestuel.
Une autre approche propose un protolangage “gesticulé”, la transmission d’information à l’aide du mouvement des mains. En effet nous parlons tous avec les mains sans nous en rendre compte, généralement pour accompagner la voix mais chez les sourds et muets l’usage des mains prend instinctivement le relais (4).
Homo erectus aurait donc pu utiliser un langage de signes pour compenser sa probable inhabilité à vocaliser, tout comme certains chimpanzés apprennent aujourd’hui le langage des signes, tel Washoe (5).
Protolangage à base d’onomatopées.
Ceci n’explique pourtant pas comment on serait passé d’un langage gestuel à la parole, d’où une troisième hypothèse: l’onomatopée. L’imitation de sons naturels est un classique humain mais même certains singes peuvent apprendre à siffler et à imiter, plus ou moins bien, les sons d’autres animaux. Mais comment passer de l’onomatopée à des sons porteurs de sens? Il est facile d’imiter le chien pour désigner un chien, mais une fleur? Une expérience anglaise a pu montrer qu’il est possible d’inventer des onomatopées illustrant des concepts non sonores (6), qui seront ensuite compris, même imparfaitement, par des tiers.
Aucune de ces trois hypothèses – chants, gestes et onomatopées – ne semble suffire par elle-même pour expliquer l’origine de la parole mais toutes furent sans doute utilisées par nos lointains ancêtres avant l’avènement physiologique moderne (enfin, datant d’au moins 400 000 ans quand même) permettant “le verbe”.
L’origine du langage est donc probablement multi-modal, un mix de ces trois techniques de base ayant conduit à l’évolution ultérieure de capacités physiologiques permettant une communication encore plus performante, la voix articulée. Certaines sociétés utilisent encore un tel langage où se mélangent et s’interchangent des mots parlés, des sons musicaux, des gestes et des onomatopées (7).
Vers une théorie unifiée de l’origine du langage.
De tout ceci certains tentent de compiler une théorie unifiée de l’origine du langage (8). Au début serait apparu le chant, non pas tant pour attirer les femelles que pour se défendre des prédateurs. Vivant au sol et donc proies faciles des grands félins de l’époque, les hominidés auraient appris à vocaliser, à changer de ton et de mélodie, afin de “faire croire” aux prédateurs que le groupe était bien plus important qu’il ne le semblait. Le chant en groupe, de plus, stimule la production d’endorphines et l’effet d’appartenance, permettant l’évolution de groupes de plus en plus larges chantant ensemble et d’autant moins accessibles aux prédateurs.
Cette aptitude aurait ensuite facilité l’usage des onomatopées et imitations, technique classique de chasse encore aujourd’hui. De là serait apparue la représentation de ces scènes, les premiers théâtres où l’on raconterait au groupe sa journée de chasse avec force chants, gestes et onomatopées.
Ce type de communication a une tendance naturelle à la systématisation, à la création de formes grammaticales standardisées et à la construction de mots (9).
Peut-être avons-nous enfin écrit l’histoire de la parole, des premiers chants défensifs, des gestes porteurs de sens, des onomatopées des chasseurs voici deux oui trois millions d’années ouvrant la voie vers l’ouverture de la voix voici 700 000 ans. Si Saint Jean avait su ce que nous savons, il n’aurait jamais dit une telle connerie.
Liens et sources:
(1)
(2)
(3)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Prot%C3%A9ine_Forkhead-P2
(4)
https://science.sciencemag.org/content/305/5691/1779
(5)
https://en.wikipedia.org/wiki/Washoe_(chimpanzee)
(6)
https://www.nature.com/articles/s41598-018-20961-6
(7)
https://www.jstor.org/stable/43687047?seq=1#page_scan_tab_contents
(8)
http://evolang.org/torun/proceedings/plenarytemplate.html?auth=jerome
(9)
https://royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rspb.2017.2709
Je ne pense pas que l’on puisse évacuer Saint Jean si vite. L’idée, qui n’est pas que religieuse, mais partagée par plusieurs philosophes et reprise par Lacan, c’est que la pensée proprement “humaine” est la parole.
Notre “conscience” de notre “Moi” serait proprement liée à la parole.
Ce qui peut se discuter, bien sûr: peut-on articuler une pensée qui ne serait qu’écriture, par exemple ?
Il ne suffit pas d’interroger des sourds-muets pour le savoir, car ils sont isolés dans une culture qui “parle”, ce qui influence malgré tout leur développement personnel…
Est-ce l’essence humaine qui a amené la parole, ou la capacité de l:a parole qui a engendré l’humain?
Le language et la capacité d’imagination seraient liées à une modification génétique datant de 70 000 ans? https://phys.org/news/2019-08-recursive-language-modern-simultaneously-years.html