Europe: au-delà du mythe.

Les Européens d’aujourd’hui, dont je suis, vivent dans un mythe, et cette illusion non seulement nous bloque mais, surtout, elle nous empêche de penser un avenir pour nous-mêmes et pour le monde qui soit digne de notre vrai potentiel.

Voilà, en un résumé d’une ligne, l’angle de l’historien américain Timothy Snyder (1) lors d’une allocution publique, ce 9 mai, devant le monument à l’Holocauste sur la Judenplatz de Vienne.

Intitulée Judenplatz 1010 (un zéro un zéro) avec une double référence à l’individualité et aux dangers de l’industrialisation numérique qui ne considère l’humain qu’en tant qu’objet, cette allocution, ou plutôt cette harangue, vise à nous faire prendre conscience de l’origine réelle de l’Union Européenne et des enjeux auxquels elle doit faire face.

Pour Snyder, dont la connaissance intime de la chose européenne ne fait aucun doute, ne serait-ce que du fait qu’il en parle une dizaine de langues, nous nous racontons des histoires enfantines au sujet de la naissance de l’Europe. Nous nous racontons que nous sommes, au départ, une petite bande de pays, d’Etats-Nations gentils et innocents qui décident, après les horreurs de la dernière guerre, de s’unir économiquement afin d’arriver, un jour, à une interdépendance telle que la possibilité d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne soit abolie.

C’est ce que l’on nous raconte avant chaque élection européenne. Et ce que l’on nous raconte pour chaque nouvel arrivant: un Etat-Nation qui voit l’intérêt de participer plutôt que rester seul dans son coin, mais que cette solitude reste néanmoins un choix légitime vers lequel tout pays peut retourner – voir le cas emblématique du Brexit (2).

Mythe et Histoire.

Pour Snyder, cette histoire est un mythe. L’Europe s’est construite sur les lambeaux d’empires en fin de vie. Les pays européens de départ – France, Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni, Italie – étaient tous en train de perdre ce qu’il leur restait encore d’empires ayant duré des siècles. L’Allemagne, elle, venait de tout perdre dans sa tentative de créer son propre empire sur le dos de ses voisins européens. L’Europe, c’était avant tout un plan B pour empires en déroute, une troisième voie entre l’Etat-Nation livré à lui-même sans ressources coloniales et la tentation, désormais inacceptable, de construire de nouveaux empires.

De même, les pays qui ont ensuite rejoint l’Europe tels l’Espagne, le Portugal, l’Autriche et les pays de l’Est étaient soit des empires déchus, soit des zones frontalières de l’empire soviétique qui venait de tomber lui aussi. En tout cas pas des Etats-Nations indépendants et autonomes.

Partant de ce constat l’idée, très en vogue aujourd’hui, que les pays constitutifs de l’Europe actuelle pourraient en revenir à un stade antérieur d’Etat-Nation indépendant n’a pas de sens car cet état antérieur n’a pas existé: ils faisaient partie d’empires et ne savent pas ce que c’est que d’être un réel Etat-Nation limité à ses propres frontières. Le cas du Royaume-Uni étant, en l’occurrence, exemplaire: au centre d’un vaste empire baptisé Commonwealth se segmentant en autant de pays plus ou moins indépendants, le RU a voulu conserver sa capacité de projection mondiale via l’Europe. Le retour en arrière n’existe pas car l’empire a disparu, et le RU ne sais pas ce que signifie l’existence sans l’empire et sans l’Europe.

De l’empire au pire.

Mais, pour Snyder toujours, en dehors de l’Europe les empires existent toujours, voire se (re)créent d’où l’importance fondamentale de l’Europe comme modèle: ni Etat-Nation ni empire, et surtout ni empire car c’est par lui que surgissent les trois plaies qui sont à la base de l’Holocauste: en premier ce qu’il appelle la panique écologique, c’est-à-dire la prédation afin de se garantir les ressources nécessaires à sa propre survie. L’échelon de base de tout empire: dépouiller les pays conquis.

Ensuite, l’empire nie l’humanité des peuples conquis. Ces peuples ne sont au mieux que des ressources à exploiter, au pire des bouches inutiles à éliminer. Les Nazis exterminèrent les juifs mais aussi trois millions de prisonniers soviétiques sur cette base. L’esclavage est le second échelon de tout empire. L’empire, enfin, détruit la structure des Etats sous son joug, rendant possible toutes les horreurs du fait de l’absence d’Etat. Le Moyen-Orient en est l’exemple moderne le plus flagrant.

Mais les empires modernes ne se construisent pas seulement avec des armées de conquête, ils se construisent aussi via le numérique. Cet empire transforme l’humain en un objet quantifiable dont les prédictions de comportement sont vendues à des organes de manipulation commerciale ou politique. L’Europe est le seul endroit où se développent des lois de protection contre l’intrusion numérique. Aux Etats-Unis les GAFAM ont trop de pouvoir et l’Etat n’arrive plus à les réguler. En Chine c’est l’Etat lui-même qui met en place l’empire numérique.

L’Europe et la troisième voie.

Il est intéressant d’entendre, de la bouche d’un intellectuel américain, une telle défense du modèle européen qui serait seul capable de résister aux trois plaies que subit un monde livré aux empires. En effet l’Europe, malgré tout, tente de faire avancer la question environnementale face à la perspective du changement climatique, et cherche à obtenir ses ressources via le commerce plutôt que la violence. L’Europe a, sans doute, la législation la plus progressiste en matière de droits fondamentaux. Elle regroupe 27 pays qui contribuent à sa force et qui bénéficient, en retour, de sa puissance commerciale.

Vu de l’intérieur, évidemment, c’est beaucoup moins glorieux. L’Union Européenne est peut-être le moins pire des systèmes actuels mais il est loin d’être satisfaisant (3). L’intégration économique n’a pas débouché sur l’attendue intégration politique, sociale et fiscale, s’ouvrant plutôt sur une concurrence entre les pays et le retour des nationalismes. Nationalismes qui, pour Snyder, relèvent justement du mythe vu qu’aucun de ces pays n’a jamais réellement existé en tant qu’Etat-Nation autonome, ils sont tous passés de l’empire à l’Europe.

Cela est l’argument central de Snyder, qu’il développe ensuite en associant les nationalistes aux climatosceptiques et aux forces occultes de puissances étrangères visant à détruire l’Europe via, notamment, la manipulation numérique (4). Je ne suis pas sûr de le suivre sur cette voie-là. Certes ces éléments existent mais à la base la poussée nationaliste relève de problématiques inhérentes à l’Europe elle-même: Snyder estime par exemple que l’Europe protège sa population des ravages de la mondialisation alors que le sentiment général en Europe est plutôt le contraire: l’Europe se laisse dévorer à travers des accords commerciaux déséquilibrés qui avantagent les pays qui n’appliquent pas nos normes. A l’intérieur même de l’Union Européenne certains pays, notamment l’Allemagne, profitent du contexte et se la jouent perso tout en se targuant d’être les bons élèves de la classe (5).

Reste que, pour Snyder, si les Européens regardaient leur histoire en face, une histoire de puissances mondiales ayant façonné le monde moderne (en bien comme en mal) plutôt qu’à travers le prisme de petites nations se regroupant de manière défensive, l’Europe pourrait se donner les moyens de rayonner – positivement – sur le monde en proposant un modèle qui ne soit ni le repli nationaliste ni la tentation de l’empire. Options qui semblent effectivement être les seules encore en lice aujourd’hui.

Liens et sources:

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Timothy_Snyder

(2)

(3)

(4)

(5) https://www.capital.fr/economie-politique/le-debut-de-la-fin-du-modele-allemand-1336233

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

2 réponses

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.