La Lunette d’approche découvre ce qu’il y a derrière les emblèmes, les images, les miroirs: un vide, le gouffre, l’Abîme de l’existence humaine. C’est cet Abîme qu’il nous faut habiter. La raison de vivre commence là.
Pierre Legendre – La fabrique de l’homme occidental. ARTE Editions.
Ce gouffre sur lequel il faut vivre sans tomber est décoré, au fil des siècles et des lieux, de différentes formes et couleurs. C’est en tout cas ainsi que je tente d’interpréter cette philosophie qui soulève, me semble t’il, des questions intéressantes sur la manière dont notre civilisation finissante appréhende le monde.
Des principes héroïques à la science en passant par les religions, chaque période impose ses raisons de vivre et aujourd’hui, dans une large partie du monde ayant adopté le mode opératoire occidental basé sur une société productiviste, c’est – selon Legendre – la Performance qui décore les portes de l’Abîme:
L’Efficiency – la Performance – est le nom nouveau qui donne figure humaine à l’Abîme. La marche technologique balaie les faibles, comme les guerres d’autrefois: elle réinvente le sacrifice humain, de façon douce; elle fait régner l’harmonie par le calcul. Mais l’homme occidental songe encore à l’immortalité, il a gardé son regard déchiré, il s’interroge: qu’est-ce qu’une vie? Les poèmes continuent de s’écrire. Quelqu’un a dit: “je voudrais devenir un être industriel, les paroles sont douces au toucher, écrites sur un tee-shirt.” Nous voulons des enlacements, une raison qui soutienne nos amours, nous voulons des célébrations. L’ordre industriel est-il une raison de vivre, peut-on lui référer la naissance et la mort, et peut-il enfanter des rebelles? L’humanité ultramoderne exige l’humanité. La Science et le Management triomphent, aussi puissamment qu’une mythologie ou une religion s’empare de la pensée, des pratiques quotidiennes et des arts. La Science touche l’homme en son point faible, au “pourquoi?” qui le tourmente.
Pierre Legendre – La fabrique de l’homme occidental. ARTE Editions
Ce paragraphe fait évidemment écho à d’autres propos de Legendre au sujet du Management présentés ici (1) et, plus largement, à “l’injonction à s’adapter”, brillamment questionnée par Barbara Stiegler (2). Débarrassé du “pourquoi?” grâce à la science, le gestionnaire (ou, de plus en plus, la gestionnaire) n’a plus qu’à se préoccuper du “comment?”. L’objectif fixé devient la raison de vivre. Performatif, mesurable, reconnaissable, débarrassé de toutes valeurs hors celles qu’il se donne à lui-même, l’objectif devient une fin en soi. La fin de soi?
Le Management annoncerait-il un monde délivré de l’Abîme, affranchi de la tragédie: pouvoir de l’homme sur l’homme, guerre des sexes et roman des familles? Un monde vient, enfin géré, simplement géré, la politique devenue une technique, et la tragédie liquidée comme on renonce à l’absurde. Ainsi croyons-nous, en croyants d’aujourd’hui, pour vivre et survivre.
Pierre Legendre – La fabrique de l’homme occidental. ARTE Editions
Le philosophe Paul Ricoeur pose les bases du pouvoir politique au sens large, donc y compris le pouvoir au sein des institutions ou des entreprises, selon deux axes: la subordination et la coordination:
La première chose qu’on remarque, c’est l’aspect de commandement, l’aspect hiérarchique qui fait du pouvoir un pouvoir sur: le pouvoir de ceux qui d’une manière ou de l’autre représentent le système considéré, pouvoir exercé sur les agents sociaux en tant qu’exécutants. Mais cet aspect hiérarchique, vertical en quelque sorte, ne doit pas faire oublier l’autre aspect, horizontal pourrait-on dire, à savoir la coordination des actions et l’orientation de ces actions dans un même sens – bref, la communauté d’objectif. Cette idée d’un double axe va jouer un rôle absolument central dans mon exposé : idée d’un axe vertical de subordination – subordination des volontés – et d’un axe horizontal de coordination – coordination des actions et des buts. Pour faire image, je parlerai de pouvoir-sur et de pouvoir-avec. Et déjà pointe la question qui va prendre avec le pouvoir politique une importance centrale, celle du primat de l’un ou l’autre axe sur l’autre, du rapport hiérarchique ou du rapport de coopération.
https://esprit.presse.fr/article/paul-ricoeur/le-pouvoir-politique-42278
Il démontre ensuite, dans le cadre du pouvoir politique spécifiquement, comment le rapport de subordination a pris le pas sur celui de coopération, et ce pour la bonne raison de l’appel à la souveraineté de l’Etat et à sa persistance dans le temps.
Management, gestion, technocratie, expertise: toutes des expressions de la dépossession du politique aux mains des quelques un.e.s auxquelles on nous demande de croire au nom de quelque Rationalité supérieure. Que toute dissension n’est que le résultat d’une mauvaise pédagogie, pour paraphraser Emmanuel Macron. Ou comme disait Thatcher: there is no alternative.
Rien de cela ne procure de raison de vivre, du moins autre que la recherche du pouvoir ou son image miroir, le combat contre le pouvoir.
Même démocratique, le pouvoir est la démesure. Même porté par l’alliance de la Science et du Bonheur, il notifie à l’homme que la société le dépasse, tout comme le langage dépasse l’individu qui parle. Le pouvoir ne meurt pas. Partout sur la planète, il affronte l’absolu de l’Abîme. Il manie la foudre. S’il n’est pas endigué et contenu, il devient une Terreur, qui saigne à blanc ceux qu’il gouverne.
Pierre Legendre – La fabrique de l’homme occidental. ARTE Editions
Il est frappant de constater à quel point les observations de Legendre sur la Performance et le Management, ici associées à celles de Ricoeur sur la prééminence du rapport de subordination (autrement dit de domination) sur celui de coopération, se concrétisent actuellement dans le macronisme. Un pouvoir encore “endigué et contenu” si on le compare aux pires mais qui cherche sa survie dans la démesure de sa violence, de sa logique de marché, de ses privilèges, de son arrogance, de sa haine envers “‘ceux qui ne sont rien” et le font savoir.
Comme discuté précédemment ce régime contient l’ADN du totalitarisme (4), au sens où toute opinion contraire est considérée comme relevant d’esprits malades ou mal informés, qu’il faut soigner ou rééduquer.
Cette posture du combat pour le pouvoir fait écho en face, là où l’on lutte contre le pouvoir. Le remplacement du débat politique par la volonté du Prince attise la polarisation ou le désintéressement. Aux idéaux émanant du “pourquoi” se sont substituées les idéologies du “comment”, du Management. Or le management abandonné à lui-même ne fera jamais autre chose que maximiser les intérêts qu’il défend, quels qu’ils soient.
Face à la catastrophe vécue au sein des institutions de santé publique, résultant de l’application du Management d’entreprise à la souffrance humaine afin d’en extraire une efficacité comptable maximale, le Management ne sait que proposer encore plus de Management: Agnès Buzyn veut nommer des “gestionnaires de lits”, ou bed managers en bon français macroniste, insulte définitive envers toute une société et point de départ de cette chronique de Frédéric Lordon qui se pose la question de savoir à quelle type d’humanité appartient en réalité le Management:
Le jet des robes d’avocats, des blouses de médecin, des cartables de profs, des outils des artisans d’art du Mobilier national, mais aussi les danseuses de Garnier, l’orchestre de l’Opéra, le chœur de Radio France, ce sont des merveilles de la politique contre le management des forcenés — génitif subjectif : ici les forcenés ne sont pas ceux qui sont managés mais ceux qui managent (lesquels par ailleurs pensent que les « forcenés », les « fous », comme tout le reste, sont à manager). De la politique quasi-anthropologique, où l’on voit, par différence, l’essence des forcenés qui managent et, à leur propos, surgir la question vertigineuse : mais qui sont ces gens ? Qu’est-ce que c’est que cette humanité-là ?
https://blog.mondediplo.net/contre-la-democratie
Lordon n’apporte pas de réponse à sa question car il sait pertinemment que d’une part “l’inhumanité” a toujours fait partie de l’humanité et dissocier les deux ne mène à rien, et que d’autre part la réponse implique de se salir les mains en nommant – vraiment – les choses: le Management macroniste n’est qu’un voile censé masquer une profonde corruption, une culture de caste qui voit l’Etat comme un outil ou une ressource au profit de son propre enrichissement, de ses propres privilèges, de sa propre puissance.
Le phénomène n’est pas récent. Outre qu’il fonde à peu près toutes les dictatures, il existe de manière documentée dans le cadre “démocratique” depuis au moins l’ère G.W. Bush aux USA et la sortie, en 2008, du livre “l’Etat Prédateur” de l’économiste James Galbraith:
Pour Galbraith, l’idéologie libre-échangiste a pu s’imposer grâce à une habile manœuvre de communication lui permettant de faire correspondre les concepts de décentralisation (donc de marché) et de liberté, par opposition aux exemples communistes basés sur la dictature et la centralisation (donc le non-marché).
La décentralisation implique des politiques précises et cohérentes entre elles : une politique monétaire visant à juguler l’inflation, le libre-échangisme, l’équilibre budgétaire, la fiscalité légère, l’accumulation de capital privé limité, et l’Etat faible
Ces principes furent les fers de lance de la gestion publique de Reagan à Clinton, mais Galbraith démontre comment en fait ils n’ont quasi jamais été réellement appliqués. Et comment sous Georges W Bush ils furent carrément remplacés par ce que Galbraith nomme l’Etat Prédateur : la capture des administrations publiques par la clientèle privée d’une élite au pouvoir.
https://zerhubarbeblog.net/2010/05/16/letat-predateur/
C’est précisément ce qui se passe en France aujourd’hui. La casse du service public sous couvert de Management n’a donc d’autre but que le transfert d’activités auprès d’intérêts privés proches de la mafia au pouvoir. Mais si le Management et son corollaire la Performance ne sont finalement qu’un faux-nez, un masque sur la Maximisation Financière et son corollaire la Corruption, ils ne nous délivrent pas de l’Abîme mais nous jettent en plein dedans. La raison de vivre devient alors un combat pour la survie, contre le déclassement, contre les symboles de l’oppression que sont les lieux de pouvoir et ses milices armées.
Faut-il alors admettre une fois pour toute que l’Abîme ne peut être habité que par la lutte, que toute “fin de l’Histoire” n’est que pure illusion, que la civilisation n’exclut pas le combat mais en fixe simplement certaines règles?
Faut-il alors admettre que l’universalisme et la rationalité, à l’origine du Management et de la Performance, ne sont en fait que des idéologies tout aussi fragiles et corruptibles que les autres, des Révolutions qui se croient éternelles mais s’effondrent sous leur propre poids? Et si c’est bien cela, vers quoi se tourner?
Liens et sources:
(1)
(2)
(3) https://esprit.presse.fr/article/paul-ricoeur/le-pouvoir-politique-42278
(4)
La Novlangue du management hospitalier: http://www.slate.fr/story/186440/stephane-velut-hopital-nouvelle-industrie-langage-managers-crise
Pourquoi Macron ne cédera pas: https://seenthis.net/sites/1754344
Du nazisme au management? https://www.franceculture.fr/histoire/faut-il-organiser-un-nuremberg-des-drh
Que fait le Management? https://www.franceculture.fr/conferences/universite-paris-dauphine/epuisement-professionnel-stress-ennui-mais-que-fait-le-management?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR3I_KYQaNfTrLpyQvrdEI-BujKKzEMCmlsShK3WbU3QAqJfZ64OoUM-Qmc#Echobox=1580205751