Affaire Polanski, la longue marche des victimaires.

MeToo, affaire Weinstein, affaire Matzneff-Springora, affaire Polanski-Geimer, les Césars (dont je me fiche totalement par ailleurs) qui partent en couille du fait du succès du “J’accuse” du même Polanski, les innombrables interviews et articles qui nous inondent sur ce sujet depuis quelques jours: j’avoue ne plus savoir à quel sein me vouer et que je ferais sûrement mieux de me pencher sur des sujets plus maîtrisables, tels le 49.3 sur la réforme des retraites, le coronavirus ou la disparition de Freeman Dyson, ce grand physicien qui tenta une explication de pourquoi l’on ne trouve pas trace des extraterrestres.

Des sujets n’ayant a priori rien à voir mais en fait si, quelque part: il y a un sujet de débat, une tentative d’évacuation du débat par le biais de délégitimation de toute opposition, la viralité de certains propos et concepts, et l’idée que derrière ce même débat peut exister une réalité cachée (telle les sphères de Dyson) qui invite à une remise en cause fondamentale de nos croyances habituelles.

L’affaire Matzneff-Springora

J’ai vaguement suivi les débats sur l’affaire Matzneff-Springora, n’ayant guère d’intérêt pour ce genre littéraire nombriliste et n’ayant jamais entendu parler ni de l’un ni de l’autre auparavant. J’ai donc écouté la récente émission “Répliques” sur France Culture, ou Alain Finkielkraut invitait la polémiste Christine Angot et la psychanalyste Sabine Prokhoris pour débattre du sujet. Je m’attendais à un lynchage en règle de Matzneff et de tout mâle blanc, à commencer par Finkielkraut lui-même, qui oserait questionner la soudaine mise au ban social d’un écrivain tenant pourtant salon depuis des décennies, ou pire encore questionner la sainteté de la “victime”.

En fait non (1). Il existe une réelle question sociétale autour de la permissivité issue de la révolution sexuelle de Mai 68, de ses effets à long terme sur certaines personnes, et du traitement qui en est fait aujourd’hui. Le 49.3 victimaire, brandi par ceux et celles qui veulent confisquer le débat au nom du seul angle manichéen prédateur-victime, semble en fait peu opérant. L’érection en sainteté de Springora et la concomitante descente aux enfers de Matzneff servent surtout une petite industrie moralisatrice qui espère vendre son papier en surfant sur ce genre d’affaires.

Affaires qui ne manquent pas depuis quelques temps voire depuis longtemps. Weinstein est condamné (2), Epstein a été “suicidé” avant qu’il ne puisse révéler l’étendue du réseau pédo-pornographique dont il semblait être la cheville ouvrière (3), la prédation sexuelle dans cet autre nid de domination malfaisante qu’est le sport éclate également au grand jour (4). Sans parler de l’Eglise (5).

Les choses semblent donc avancer dans le bon sens: les structures de domination qui abusent de leurs pouvoirs (cette phrase étant un pléonasme) se retrouvent sur la sellette et ceci libère la parole des – réelles – victimes qui, jusqu’ici, souvent se taisaient par crainte, fondée, de n’être pas prises au sérieux. Ce qui m’amène à la question de ce qui constitue en fait le statut de victime, donc celui d’agresseur, et par extension celui de défenseur de l’une ou de l’autre. Ce qui m’amène à l’affaire Polanski.

L’affaire Polanski.

Je cite ici la réalité objective de cette affaire telle qu’elle apparaît sur sa page Wikipédia:

L’affaire Polanski est une affaire judiciaire impliquant le réalisateur franco-polonais Roman Polanski, arrêté et inculpé à Los Angeles en mars 1977 dans une affaire d’abus sexuel sur mineur contre Samantha Geimer, une jeune fille alors âgée de treize ans. La justice retient six chefs d’accusation contre lui : viol sur mineur, sodomie, fourniture d’une substance prohibée à une mineure, actes licencieux et débauche, relations sexuelles illicites et perversion. En échange de l’abandon des autres charges, Roman Polanski plaide coupable pour rapports sexuels illégaux avec une mineure. Il est condamné à une peine de quatre-vingt-dix jours de prison puis est libéré pour conduite exemplaire après en avoir effectué quarante-deux. L’évaluation psychiatrique est favorable mais le juge, sensible aux critiques de la presse et du public, revient sur sa décision — décision contestée aussi bien par la défense que par l’accusation — et souhaite à nouveau condamner Polanski. Ce dernier fuit les États-Unis et s’installe en France, pays refusant l’extradition de ses citoyens et dont il possède la nationalité.

Selon Roger Gunson, le procureur chargé de l’affaire au moment des faits, le temps passé par Roman Polanski en prison correspondait à la totalité de la peine qu’il devait et a exécuté. Sa victime, Samantha Geimer, lui a publiquement pardonné et a demandé à plusieurs reprises l’arrêt des poursuites. La justice américaine a cependant toujours refusé de clôturer l’affaire si le réalisateur ne revenait pas sur le sol américain.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Roman_Polanski

Roman Polanski a donc purgé une peine pour un crime effectivement commis, et se retrouve aujourd’hui dans une forme de cavale du fait d’une tentative d’abus de pouvoir d’un juge américain. Ce qui n’est pas sans rappeler une autre affaire, très actuelle et politique ou une personnalité qui en dérange certains se retrouve victime d’une corruption politico-judiciaire et cherche à sauver sa peau: Julian Assange (6). Mais passons.

Côté victime, Samantha Geimer présente sa version des faits dans son livre “La Fille” dont Elle fit un article où l’on lit ceci:

Samantha Geimer est persuadée que le cinéaste ne lui voulait pas du mal et était influencé par les mœurs de l’époque : « Il voulait me procurer du plaisir. Il était arrogant et excité mais je  suis convaincue qu’il n’a pas tenté de tirer profit de ma souffrance. »  En 2009, un tabloïd britannique aurait proposé à la jeune femme entre 75 000 et 80 000 dollars pour une interview. A une seule condition, qu’elle annonce « retirer son pardon » au réalisateur.

https://www.elle.fr/Societe/L-actu-en-images/Les-revelations-de-Samantha-Geimer-la-victime-de-Polanski/Elle-a-pardonne-a-Roman-Polanski

Polanski, symbole de la domination des puissants?

Si le criminel Roman Polanski a purgé sa peine et que sa victime s’en contente, voire même pardonne, pourquoi le cinéaste Roman Polanski déclenche t’il encore autant les foudres et pourquoi son César pour “J’accuse” attise t’il les hurlements d’une Virginie Despentes dans Libération (7), ou le départ précipité d’une Adèle Haenel qui dit ensuite ceci:

“Ils pensent défendre la liberté d’expression, en réalité ils défendent leur monopole de la parole. Ce qu’ils ont fait hier soir, c’est nous renvoyer au silence, nous imposer l’obligation de nous taire. Ils ne veulent pas entendre nos récits. Et toute parole qui n’est pas issue de leurs rangs, qui ne va pas dans leur sens, est considérée comme ne devant pas exister.”

http://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18688122.html

Adèle Haenel est évidement au cœur du sujet: elle-même victime déclarée d’agression sexuelle de la part du réalisateur Christophe Ruggia lorsqu’elle était mineure (affaire directement comparable à l’affaire Polanski) et, par ailleurs, grande perdante des dits Césars où “son” film, Portrait de la jeune fille en feu, ne reçoit pas le succès escompté. De quoi être fâchée effectivement, mais quel rapport avec l’idée que le succès du film de Polanski renverrait les femmes au silence?

Ce rapport semble évident pour Virginie Despentes: le César de Polanski symboliserait la victoire des “puissants” et l’imposition au silence des “victimes”:

Que ça soit à l’Assemblée nationale ou dans la culture, vous, les puissants, vous exigez le respect entier et constant. Ça vaut pour le viol, les exactions de votre police, les césars, votre réforme des retraites. En prime, il vous faut le silence de victimes.

https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212

Ce blog n’est pas le dernier en matière de critique des “puissants”, de leur corruption, de leurs abus de pouvoir et donc je ne peux a priori que saluer ce discours mais, néanmoins, quel rapport entre l’affaire Polanski (car c’est bien de cela qu’il s’agit) et tout le reste? Au regard des faits énoncés plus haut, en quoi le fait que Roman Polanski gagne -encore – un César pour son travail l’érige t’il en symbole d’une domination masculine blanche violente et prédatrice, alors même que son film reprend explicitement la critique que Zola faisait de ce pouvoir-là?

Je n’ai, à titre personnel, pas de réponse à cette question mais par contre l’attaque de Despentes, sa reprise à l’unisson par l’industrie victimaire, en pose une autre, celle de la confortable relativité du statut de victime et, donc, d’oppresseur.

De la puissance.

D’abord, Virginie Despentes est – de son propre aveu – une femme puissante (8), donc fustiger les puissants dans le cadre de l’affaire Polanski revient surtout à fustiger ceux qui le sont plus qu’elle, pas les puissant.e.s en général (en l’occurrence elle ne conjugue la puissance qu’au masculin, sinon je suppose que cela ferait tâche). C’est un peu l’équivalent victimaire du 49.3: le débat est clos car vous êtes illégitime, et je quitte la salle:

La différence ne se situe pas entre les hommes et les femmes, mais entre dominés et dominants, entre ceux qui entendent confisquer la narration et imposer leurs décisions et ceux qui vont se lever et se casser en gueulant. C’est la seule réponse possible à vos politiques. Quand ça ne va pas, quand ça va trop loin ; on se lève on se casse et on gueule et on vous insulte et même si on est ceux d’en bas, même si on le prend pleine face votre pouvoir de merde, on vous méprise on vous dégueule. Nous n’avons aucun respect pour votre mascarade de respectabilité. Votre monde est dégueulasse. Votre amour du plus fort est morbide. Votre puissance est une puissance sinistre. Vous êtes une bande d’imbéciles funestes. Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable. On se lève et on se casse. C’est terminé. On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde.

https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212

A la recherche de sens.

Despentes est-elle crédible pour parler de “ceux d’en bas”, elle qui vit “en haut” et bénéficie des privilèges du succès que lui confère ce “monde dégueulasse”? Elle qui, après l’attaque de Charlie Hebdo, disait aux Inrocks:

J’ai été Charlie, le balayeur et le flic à l’entrée. Et j’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à genoux.

https://www.lesinrocks.com/2015/01/17/actualite/actualite/virginie-despentes-les-hommes-nous-rappellent-qui-commande-et-comment/

Ainsi donc, un non-blanc tel un Kouachi pourrait légitimement décider de régler ses problèmes religieux en tuant des blancs n’ayant pourtant rien à voir avec sa situation, mais un blanc tel Polanski ayant fauté sexuellement, ayant payé, ayant été pardonné par sa victime devrait néanmoins se voir, lui et son oeuvre, voué aux gémonies pour l’éternité.

J’avoue avoir un certain mal, sinon un mal certain, à comprendre le sens de ceci. Je n’y vois, en fait, qu’opportunisme médiatique de la part de victimaires professionnel.le.s. Que pense Virginie Despentes, et ceux et celles qui pensent comme elle, des hommes non-blancs (et des femmes, d’ailleurs) qui excisent leurs filles, qui les marient de force alors qu’elles sont mineures (donc, selon mon dictionnaire, qui les violent toute leur vie), et les promènent voilées dans les rue de Paris?

Sans doute que du bien. Bien moins grave, en tout cas, que le refus de Roman Polanski de se soumettre à l’extrême-droitisation du pouvoir judiciaire américain, celui-là même qui veut éliminer Julian Assange, Chelsea Manning (9), Edward Snowden (10) pour avoir dénoncé au monde entier les exactions et les meurtres des militaires et services secrets US. Qui embastillerait aujourd’hui Emile Zola en tant que lanceur d’alerte dans le cadre de l’affaire Dreyfus. Il faut parfois faire attention à ne pas se tromper de camp.

Liens et sources:

(1) https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/les-lecons-de-laffaire-matzneff

(2) https://www.lemonde.fr/international/article/2020/02/25/proces-weinstein-la-condamnation-de-l-ancien-producteur-premier-succes-de-l-ere-metoo_6030700_3210.html

(3) https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/etats-unis-la-these-du-suicide-de-jeffrey-epstein-contestee-par-un-expert_2105356.html

(4) https://www.france24.com/fr/20200203-france-agressions-sexuelles-abitbol-patinage-prevention-viol-milieu-sportif

(5) https://www.telerama.fr/television/sur-arte,-soeurs-abusees,-lautre-scandale-de-leglise-denonce-les-viols-de-religieuses,n6141779.php

(6) https://zerhubarbeblog.net/2017/05/22/julian-assange-fenetre-sur-lenfer-du-decor/

(7) https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212

(8) https://www.franceinter.fr/emissions/femmes-puissantes/femmes-puissantes-28-decembre-2019

(9) https://zerhubarbeblog.net/2019/10/31/chelsea-manning-une-fissure-lumineuse-au-sein-de-la-raison-detat/

(10) https://zerhubarbeblog.net/2013/06/11/ex-cia-edward-snowden-lanceur-dalerte/

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

20 réponses

  1. Polanski, ça n’est rien comparé à l’histoire…
    Il est temps d’élargir son horizon intellectuelle afin que l’hypocrisie et le mensonge séculaires qui gouvernent, cessent.
    « Quand tout se fait petit, femmes vous restez grandes. » a écrit Victor Hugo.
    La femme… Pauvre créature, née pour aimer et toujours empêchée de remplir cette fonction sainte ! Vouée par ce monde corrompu, aveugle, à une existence tourmentée, cherchant toujours ce bonheur promis et légitime, et n’y arrivant jamais. Etrangère, comme égarée, dans un monde indigne d’elle, qui a commencé par la méconnaître ou par en abuser, et qui ne cherche plus de satisfactions, aujourd’hui, que dans la licence dégradante, le luxe ridicule, l’ambition absurde ou la domination féroce.
    Que tout cela est loin des joies pures que la jeune fille rêve encore, dans son ignorance de la corruption qui l’entoure !
    Les hommes, actuellement, sont encore indécis sur le parti à prendre vis-à-vis de la femme.
    Il dépend des femmes de les amener à faire, avec elles, la brillante rénovation dont elles ont rêvé, et de conjurer la crise morale qui s’accentue de jour en jour, en marchant avec franchise et résolution dans le Bien, en ayant toutes les audaces contre le Mal. L’ère des concessions est passée, elles ont fait sombrer l’humanité dans la dégénérescence des peuples. Il faut maintenant, aux femmes, un effort de volonté pour remonter la pente descendue par leurs aïeules ; il faut qu’elles renoncent aux anciens systèmes qu’employaient les femmes faibles, qu’elles renoncent aux petites ruses, aux obliques détours, aux équivoques.
    Il n’est plus temps de tergiverser, il faut aller droit au but, sans hésitations et sans défaillances.
    Et ce but c’est : la vérité absolue et la justice intégrale.
    Lien : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/plus-un-enfant-connait-sa-mere-plus-il.html

  2. Pour causer avec l’Esprit, Simple… Les “adultes” peuvent encore se battre entre les genres sans jamais respecter l’innocence, Enfantine. Mais c’est “rien” de se foutre de violer “familialement” baby, Linda dès 0 an… La guerre des sexes fait rage depuis la chute originelle sans jamais reconnaître 1 divine Source, Solaire androgyne Universelle. Sissi comme 7 simplement écrits A, Sa Fin des temps. https://nouveauxconnards.art.blog/2020/02/28/panique-au-coronavirus-mais-jusqua-lourdes/

      1. Linda devrait scribouiller 1 papier à propos des moines, trappistes qui ne constituent jamais 1 organisation caritative à Sa, Source de la Tridaine. Pour se qui est du vestibule paradisiaque à Rochefort, Sissi… Welcome back A, Sa Porte de là 4ème Dimension. Notons que les menteurs ne “réussissent” jamais à mentalement sortir du matérialisme, égocentrique pour comprendre énergétiquement “mais” réciproquement Tout, L’Amour Divin. 😉

      2. Notons aussi que, Dieu ne fait “raisonnablement” partie d’aucune secte A, Sa Fin des temps. Malins mentalement, diviser s’imaginent que Sa, Reine androgyne de l’univers “aime” être une bonniche gratuite et quoi d’Autre. 😀

      3. Comme, Linda est vraiment bavarde heu… Elle conseille aussi 1 bonne petite Esprit, Triple gentiment brassée entre voisins à Eprave. Que du bonheur, quoi.

  3. Prenez le temps de lire cette remarquable analyse sur l’affaire Polanski de Morgane Tirel, maitre de conférence à Paris-Saclay, paru dans Le Point de cette semaine (Merci à mon ami Laurent Passer d’avoir publié sur son mur cette tribune) :

    « Est-il encore possible de s’exprimer librement à propos de cinéma, en France, sans prendre le risque d’être lynché sur les réseaux sociaux ? Est-il possible de dire son estime pour le talent de réalisateur de Roman Polanski ou les qualités d’acteur de Jean Dujardin sans être taxé de « complicité de pédophilie » ? Est-il possible de refuser le confusionnisme de Virginie Despentes – qui, dans une tribune contre les « prédateurs », amalgame la « réforme des retraites », le « 49.3 », les « exactions » de la police et la cérémonie des César – sans être immédiatement relégué dans le « camp du Mâle » ? Se pourrait-il enfin que la libération de la parole des femmes – que nous sommes si nombreuses à vouloir depuis longtemps – ne se fasse pas au prix de la condamnation de toute pensée divergente ?
    Il y a 100 ans, c’était de l’affaire Dreyfus dont il n’était pas possible de débattre. C’est, aujourd’hui, de cinéma. Le mouvement #MeToo est une révolution planétaire au service de la libération des femmes, de leur parole, de leur corps, de leur dignité. Une révolution salutaire qui doit tant à celles – dont Adèle Haenel – qui ont osé briser la « loi du silence ». Grâce à elles, plus rien ne sera comme avant. Comme toute révolution, cette révolution connaît des hésitations, des crispations, des accès de fièvre, hésitant entre des trajectoires opposées : la continuation de la lutte dans le cadre de l’état de droit ou son dévoiement dans une logique punitive, fondée sur la haine, le simplisme, la vengeance, de préférence en meute.
    La dernière cérémonie des César illustre, hélas, les périls de ce dévoiement : une maîtresse de cérémonie dans le rôle d’accusatrice publique, les réseaux sociaux dans le rôle du tribunal populaire, et un accusé absent dont il ne fallait pas prononcer le nom. Avant la cérémonie, le ministre de la Culture, sortant de sa réserve, avait averti qu’un césar de meilleur réalisateur pour Polanski « serait un symbole mauvais », appelant « chacun et chacune des votants » à « prendre ses responsabilités ». Toute récompense attribuée au réalisateur honni, devenu violeur universel, revenait, selon Adèle Haenel, à « cracher au visage de toutes les victimes ». Dans cet élan vengeur, le témoignage de la victime – cette femme dont la souffrance est invoquée par la foule pour réclamer justice – est étrangement ignoré. « Une victime a le droit de laisser le passé derrière elle, et un agresseur a aussi le droit de se réhabiliter », n’a cessé de répéter Samantha Geimer (violée par Polanski, en 1977). Il faut dire que cette victime ne se comporte pas en victime « modèle » : « Je n’ai jamais pu comprendre que tant de gens aient souhaité me voir aller mal. Comme s’il fallait que je sois détruite pour que leur colère et leur indignation aient un sens. […] Avoir besoin qu’une victime ait mal pour sa propre satisfaction, son propre bénéfice, c’est une violence qui n’a rien à envier à une agression. »
    Il est incontestable que Polanski a commis un viol, qu’il a été condamné par la justice américaine il y a plus de quarante ans et qu’il n’a effectué qu’une partie de sa peine. Il se trouve que la cérémonie des César n’est pas un tribunal. Cette cérémonie doit rester, avant tout, une fête du cinéma, récompensant des artistes pour les qualités esthétiques et cinématographiques de leurs œuvres. Cette distinction est plus facile à comprendre que beaucoup veulent le dire. Que Ladj Ly, réalisateur du magnifique film Les Misérables, récompensé par le césar du meilleur film, ait été condamné à trois ans de prison, dont un avec sursis, pour complicité d’enlèvement et de séquestration d’un homme qui avait couché avec la sœur d’un de ses proches n’eut l’heur d’embarrasser personne, lors de cette cérémonie transformée en règlement de comptes. Adèle Haenel, qui confessait naguère que Louis-Ferdinand Céline était son écrivain préféré, semble également capable de faire la différence entre Céline, le romancier, et Céline, l’antisémite pro-hitlérien. Seul Polanski, érigé en bourreau universel de toutes les femmes victimes, ferait exception à la règle, justifiant que des foules, aussi haineuses qu’anonymes, pourchassent sur les réseaux sociaux le moindre témoignage de sympathie à l’égard des acteurs de J’accuse.
    À l’ère #MeToo, l’attribution d’un césar à Roman Polanski – son cinquième en tant que meilleur réalisateur – a réactivé la haine. La tribune de Virginie Despentes publiée dans Libération, « Désormais on se lève et on se barre », est emblématique de la cristallisation des tensions autour de ce débat. Dans la confusion la plus complète, on doit comprendre que les « boss » maniant le « 49.3 » sont les « riches » et les « violeurs » ; face à eux, les « femmes » appartiennent toutes à la même catégorie, celle des « dominées » et des « victimes ». À lire Despentes, le film J’accuse ne serait donc qu’un vaste stratagème à la main des « boss », des « gros bonnets », ceux qui manient le « 49.3 », pour servir un seul homme, Polanski, et lui permettre de faire un film à sa gloire, sur le parallèle de sa vie avec celle de Dreyfus : « Vingt-cinq millions pour ce parallèle. Superbe », écrit-elle sans feindre de dissimuler ces accents complotistes.
    Comment ne pas voir qu’à force de tant de simplisme et de raccourcis, toute nuance et toute pensée complexe devient impossible ? Est-il vision de la société plus manichéenne ? Seuls existeraient deux camps : le Bien (les « dominées ») et le Mal (les « boss »). Est-ce là la représentation du féminisme que l’on souhaite promouvoir en France ? On savait que certaines mouvances du néo-féminisme étaient victimaires, les voici désormais complotistes et un brin paranoïaques. Nous vivons peut-être un tournant du mouvement #MeToo, où le débat risque d’être confisqué, en plus d’être simplifié à l’extrême.
    En réaction à l’attribution du césar de meilleur réalisateur à Roman Polanski, le ton est durci, le refus d’écouter toute voix divergente se fait plus net. C’est là une situation grave, dès lors que le dialogue et l’échange des idées sont le cœur battant de la démocratie. Si le débat persiste à revêtir des formes aussi violentes, il est à craindre que le mouvement #MeToo, pour ce qui concerne notre pays au moins, se solde par la défaite de toutes et de tous. S’il est un autre phénomène éclatant depuis la cérémonie des César, c’est que le lynchage médiatique en cours n’est plus seulement celui d’un homme ; c’est un lynchage généralisé contre toute personne osant soutenir cet homme. Il apparaît ainsi que l’idée de « complicité », en vogue sur les réseaux sociaux, est en décalage total avec son sens juridique.
    Ces derniers jours ont montré que le lynchage populaire tend à croître de façon exponentielle, jusqu’à s’étendre désormais à qui ose témoigner la moindre estime à Roman Polanski ou la moindre sympathie à l’une des personnes qui l’ont soutenu. Il n’est qu’à voir le sort fait sur les réseaux sociaux aux comédiens Jean Dujardin, Fanny Ardant ou même Isabelle Huppert, qui n’a pourtant fait que citer Faulkner – « Le lynchage est une forme de pornographie. » Jusqu’au comédien Gilles Lellouche, qui a déploré publiquement avoir reçu de nombreux messages de haine, via les réseaux sociaux, l’accusant d’être « complice de viol » ou de « cautionner la pédophilie » pour avoir osé défendre son ami Jean Dujardin. Cette dénonciation de faux « complices » participe de cette logique globalisante et simpliste, qui rend impossible tout dialogue : tous ceux qui ne sont pas avec moi sont avec l’ennemi ! Certains voient ainsi une complicité de viol dans le seul fait d’être allé voir J’accuse au cinéma. L’idée pourrait prêter à rire et n’aurait même pas mérité que l’on s’en préoccupe s’il ne fallait pas constater que de tels raccourcis rencontrent un réel succès sur les réseaux sociaux.
    En définitive, si l’on refuse la guerre de toutes contre tous au nom d’un certain féminisme, nous n’avons d’autre choix que d’appeler à un retour au dialogue, au débat d’idées et à la pensée complexe. Dans une démocratie, la fin poursuivie – si juste soit-elle – ne justifie pas de confisquer le débat en ostracisant tout discours divergent. Pas davantage, la « fin juste » ne saurait justifier que l’on empêche ce débat en réduisant la diversité des opinions à deux « camps », dont l’un serait la vertu et l’autre le vice. Le féminisme est une grande idée, une lutte de tous les jours pour construire un monde meilleur où les femmes auront toute leur place et tous leurs droits. Les déferlements de haine aveugle qui traversent aujourd’hui certaines franges du mouvement féministe mais également des pans entiers de la population n’ont rien à voir avec le droit.Ils ont tout à voir avec la vengeance, avec ces pulsions archaïques que l’on aimerait excuser au nom de souffrances millénaires, mais qui font tant de mal à notre État de droit.
    Cette généralisation de la haine, que Polanski cristallise, n’est pas propre au cinéma. Elle s’étend depuis plusieurs années à tous les pans de la société. En dépit des espoirs qu’ont fait naître les réseaux sociaux, l’incommunicabilité est aujourd’hui à son comble, et la haine grandit. « Quand une société en est là, elle tombe en décomposition. »

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