L’Ennemi de l’Intérieur, ou l’histoire dramatique d’une Police corrompue.

L’Ennemi de l’Intérieur, titre à lectures multiples signifiant aussi bien l’ennemi caché à l’intérieur d’un pays, l’ennemi du ministère de l’Intérieur, ou l’ennemi (du peuple) que serait ce ministère de l’Intérieur C’est en tout cas ainsi que se nomme le livre récemment publié par le policier et syndicaliste Alexandre Langlois. Un réquisitoire accablant à l’encontre de la Police Nationale française, un récit qui donne parfois envie de vomir face à la corruption, la perversion volontaire d’une institution a priori destinée à la défense et la protection de la population mais convertie, au moins depuis l’ère Sarkozy et à marche forcée sous Hollande et Macron, en une force au service des puissants visant avant tout à traquer et détruire toute opposition politique, tout “ennemi de l’intérieur” selon les besoins du moment (1).

Alexandre Langlois est licencié en droit, flic depuis 2005, syndicaliste (VIGI) et lanceur d’alerte, un caillou dans la bottine cloutée d’une hiérarchie policière nostalgique de son passé nazi. Ses interventions lors d’interviews (2) sont claires, précises, jamais “anti-flic” mais critiques de la transformation illégitime d’une institution centrale à la vie nationale, une perversion qui semble suivre le cours de celle déjà opérée aux USA où la police est passée du principe de Protect and Serve à celui de Rape and Pillage . De “Protéger et servir” à “Viol et pillage” (3).

Le livre commence par le fond du problème: selon ses propres textes légaux, la police est passée du principe d’une force

… instituée pour l’usage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

à

Les services de police sont placés sous l’autorité du ministre secrétaire d’Etat à l’Intérieur et dirigés par le secrétaire général pour la police.

Loi du 23 avril 1941, signée par Pétain, servant toujours de base légale de la Police Nationale

Selon Langlois le début de la fin se situe en 2008 et la politique du chiffre introduite par Sarkozy, grand chef mafieux avec son pote Squarcini. Il en décrit les méfaits, la triche, la falsification au bénéfice d’une propagande d’Etat et des portefeuilles des dirigeants policiers touchant des primes faramineuses pour des faux résultats. J’attrape la nausée à la lecture de ces pages. Et c’est cette infamité qu’il nous faudrait respecter?

Tout est à l’avenant, telle la “mort légale du policier-citoyen” visant à empêcher toute critique de l’intérieur:

Lorsqu’il n’est pas en service, il (le policier) s’exprime librement dans les limites imposées par le devoir de réserve et par la loyauté à l’égard des institutions de la République.

Article R. 434-29 du code de déontologie

Politique du chiffre, complicité des syndicats majoritaires, les magouilles de Frédéric Péchenard, le favoritisme au profit de personnalités publiques genre Fabius Père & Fils, et cette phrase glaçante marquant la fin du cycle de formation sur la déontologie:

Pensez à ce qui est le plus important: pouvoir manger à la fin du mois ou défendre des valeurs républicaines?

Communiqué CGT-Police.

Il s’en prend ensuite à l’IGPN, structure de surveillance politique intégrée à la Police Nationale en opposition avec le Code européen d’éthique de la police auquel est censé souscrire la France:

59. La police doit être responsable devant l’Etat, les citoyens et leurs représentants. Elle doit faire l’objet d’un contrôle externe efficace.

61. Les pouvoirs publics doivent mettre en place des procédures effectives et impartiales de recours contre la police.

Code européen d’éthique de la police.

L’IGPN est, de toute évidence, en effraction complète avec ces principes:

En fin de compte, le fait que l’IGPN ne soit pas indépendante de la Police Nationale contribue inévitablement à générer des dysfonctionnements, lorsqu’il ne s’agit pas de dérives inacceptables dans un Etat de droit, ainsi que nous allons le constater dans les exemples à suivre.

Alexandre Langlois, L’Ennemi de l’Intérieur. Talma Studios, novembre 2019.

Pour votre sécurité, vous n’aurez plus de libertés.

C’est le titre du chapitre qui dénonce la mise sous tutelle, par Manuel Valls, de la police par le contrôle arbitraire du politique. Là où le terrorisme est devenu l’arme absolue justifiant toutes les dérives sécuritaires à l’encontre de toute opposition interne, où il justifie la surveillance de n’importe qui ayant un jour osé faire usage de son droit à manifester.

Langlois s’attaque plus loin à l’affaire Benalla (4), sa couverture par l’autorité judiciaire incarnée par Nicole Belloubet. Ensuite le traitement policier des Gilets Jaunes, avec un regard sur les conditions de travail très difficiles des FDO sur le terrain.

Sur l’illégalité des ordres.

En résumé, les personnes qui donnent les ordres (depuis les salles de commandement) savent parfaitement qu’ils sont illégaux (lorsqu’ils le sont), mais ceux qui les exécutent, non. Pourtant, a-t-on déjà vu une enquête de l’IGPN sanctionnant tous les responsables hiérarchiques, ou accuse-t-elle toujours le moins gradé?

Alexandre Langlois, L’Ennemi de l’Intérieur. Talma Studios, novembre 2019.

L’illégalité des ordres, la coercition qu’utilise la hiérarchie pour obliger la troupe à s’y soumettre. Langlois donne l’exemple d’un policer non formé au LBD (enfin, formé: il suffit de tirer 5 balles d’exercice une fois tous les 3 ans pour être “habilité”), donc interdit de s’en servir, néanmoins obligé de s’en équiper par sa hiérarchie sous peine de vexations continues. Sauf que s’il tire et que cela se passe mal, il sera accusé de port illégal de LBD…

Ceci rejoint une toute récente enquête de Médiapart intitulée “Les pratiques illégales du préfet Lallement”, triste sire déjà présenté ici (5):

Médiapart a en effet obtenu des notes émises par les plus hauts gradés de la gendarmerie nationale et de compagnies républicaines de sécurité (CRS), qui alertent solennellement sur l’irrégularité et la disproportion de l’usage de la force ordonnée par le préfet Didier Lallement.

… de hauts responsables de la gendarmerie en charge du maintien de l’ordre jugent les pratiques du préfet Lallement, invitant ses troupes à « impacter » les manifestants, « légalement douteuses et aux conséquences politiques potentiellement néfastes » avant de conclure qu’elles sont« contraires à la législation ainsi qu’à la réglementation en vigueur ». 

Ayant pour objet « l’emploi de la Gendarmerie mobile au maintien de l’ordre au profit de la préfecture de police », ces documents font le bilan à la fois des ordres donnés en amont des journées de mobilisation et de leurs mises en œuvre sur le terrain. 

Y est relatée une réunion du 20 septembre 2019, organisée à la préfecture en vue des opérations prévues le lendemain à Paris, pour encadrer la mobilisation des « gilets jaunes » et la marche pour le climat. En présence d’une vingtaine de personnes parmi lesquelles des commandants de police, des commissaires et des officiers, il est « clairement indiqué que l’on doit “impacter” les groupes »

Ces directives de la préfecture de police consistant à « impacter » ont ulcéré des responsables de la gendarmerie engagés dans les opérations. Ils décrivent ces ordres d’aller au contact des manifestants sans nécessité apparente comme « volontairement dérogatoires aux dispositions des articles L 211-9 et au R 211-13 du CSI [code de sécurité intérieure] », selon lesquelles l’emploi de la force ne l’est qu’en absolue nécessité et la force déployée doit alors être proportionnée au trouble à faire cesser. 

Non réglementaires, ces ordres ont cependant été mis en œuvre ainsi que le rapporte ce document. En effet, au lendemain de la réunion, le samedi 21 septembre, au cours des opérations de maintien de l’ordre, à Paris, il a été « constaté des emplois disproportionnés de la force, conformes aux directives de la veille ».

La suite des observations reste tout aussi préoccupante : « À plusieurs reprises, la PP [préfecture de police] a ordonné des manœuvres d’encagement, consistant à fixer l’adversaire. Ceci contrevient aux dispositions légales et réglementaires. » L’« encagement » est un dispositif habituellement employé pour encadrer un groupe de supporters et les conduire d’un point à un autre, afin d’éviter tous risques de heurts. 

Les conclusions de la gendarmerie sont sans appel : telle qu’ordonnée par Didier Lallement, cette technique est « de nature à exaspérer la population et à nourrir un sentiment de défiance vis-à-vis du pouvoir et des forces de l’ordre » mais surtout elle est « susceptible de générer des mouvements de foule, potentiellement dangereux ».

Mais rien n’y fait : le préfet se dispense de respecter la législation ainsi que les consignes de son propre ministère. De facto, il met en danger les manifestants et place hors la loi les forces de l’ordre. 

(Un CRS à Paris le 18 janvier 2020) explique avoir encadré les manifestants le long des « 13,8 km de parcours »« les black blocs ne bronchaient pas. Ça a commencé à dégénérer quand les Brav ont commencé à intervenir ». À la fin de la manifestation, à la gare de Lyon, « les Brav se sont mis à foncer dans le tas. […] C’est incroyable de foncer dans le tas comme ça alors que ce n’était pas conflictuel », poursuit-il par écrit. 

Échangeant sur une messagerie interne partagée entre CRS, le ton de ce policier est sans retenue : « La manière d’agir des Brav démontre soit un manque d’expérience, soit un manque de lucidité soit des ordres à la con. »

https://www.mediapart.fr/journal/france/070320/les-pratiques-illegales-du-prefet-lallement?utm_source=global&utm_medium=social&utm_campaign=SharingApp&xtor=CS3-5

Alors, qui est l’ennemi de l’intérieur?

 Plus loin, Alexandre Langlois relate ses propres démêlés avec l’IGPN puis le conseil de discipline en février 2019. Lanceur d’alerte, ennemi de l’intérieur? Il détaille les conditions et méthodes managériales destructrices et pathogènes, dont l’un des marqueurs est bien entendu le nombre de suicides.

Ce paragraphe résume la situation:

Le ministère de l’Intérieur entretient une forme de paranoïa aiguë, qui lui fait voir des ennemis partout. Pour que sa vision épouse la réalité, il n’hésite pas à les fabriquer de toutes pièces au besoin. Il peut ainsi justifier de son existence et de l’emploi de nombreux bureaucrates produisant des notes diverses et variées pour supporter une production statistique chronophage.

La Police nationale use d’un management délétère, créant une grande souffrance au travail de trop d’agents. Pire encore, les personnels en situation de handicap sont bien souvent stigmatisés et humiliés, sans que les bourreaux en soient inquiétés. Cela se traduit par des burn-out, des suicides, dont le nombre a explosé depuis que nous sommes dirigés par le trio infernal Castaner-Nunez-Morvan. En effet, ces trois personnages n’ont fait qu’amplifier de par leur gestion toutes les dérives et les dysfonctionnements que nous avons parcourus au cours de cet ouvrage.

Alexandre Langlois, L’Ennemi de l’Intérieur. Talma Studios, novembre 2019.

Et de conclure:

En réalité, l’ennemi de l’Intérieur est l’Intérieur lui-même… où personne ne peut être tenu pour responsable, et que l’on peut justement qualifier de règne de l’Anonyme.

Cette anonymisation encourage la médiocrité. Cette médiocrité, à l’origine de la “banalité du mal”, fait qu’Adolf Eichmann, le responsable de la logistique de la “solution finale… a abandonné son “pouvoir de penser” pour n’obéir qu’aux ordres, il a renié cette “qualité humaine caractéristique” qui consiste à distinguer le bien du mal…

Alexandre Langlois, L’Ennemi de l’Intérieur. Talma Studios, novembre 2019.

Nous y voilà donc: le retour de la mentalité nazie dans la police, nourrie par le “vase clos de la bureaucratie”, l’addiction à la violence, l’impunité. Alexandre Langlois en appelle au retour d’une police basée sur la confiance, sur la responsabilité, sur le respect des lois. Visiblement le chemin sera long, si chemin il y a, ne serait-ce que pour arriver à virer toute la pourriture qui occupe les échelons du pouvoir policier. Il y a urgence, mais comment faire?

MAJ 29 novembre: démission de Alexandre Langlois.

Alexandre Langlois revient sur les raisons de sa démission de la police nationale:

Liens et sources:

(1) https://livre.fnac.com/a13975136/Alexandre-Langlois-L-Ennemi-de-l-Interieur

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A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

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