Le mystère de l’argent magique.

Pour les vieux cons comme moi ayant été formés à la “science” économique dans les années 80 et 90, à une époque où certains pays comme le Brésil connaissaient l’hyperinflation, où les banques européennes affichaient des taux d’intérêt de 9%, où l’idée de ne pas rembourser une dette publique relevait du suicide national du fait de l’impossibilité de réemprunter plus tard, où la planche à billets était bannie à cause de ses effets inflationnistes et les Etats obligés, de ce fait, d’emprunter “intelligemment” sur les marchés financiers, la période actuelle pose la question du mystère de l’argent magique.

La doxa classique, à laquelle souscrivent théoriquement la majorité des gouvernants réputés “sérieux”, est qu’il ne faut pas laisser filer une dette publique au-delà de 100% du PIB, au risque d’étouffer l’économie par la charge fiscale (pour rembourser les intérêts, sans même parler du capital), et de rendre plus onéreux les emprunts futurs du fait que les investisseurs pourraient douter de la capacité du pays à rembourser. On citait le Japon, avec une dette de plus de 200% de son PIB et englué dans une forme de déprime économique depuis plus de vingt ans, comme exemple de ce qu’il ne fallait pas faire.

Face à quoi la seule réponse “raisonnable” serait la politique d’austérité, que de nombreux pays ont mis en œuvre, plus ou moins, depuis des années. Mais il semble que l’on soit arrivé au bout de cette logique: les politiques d’austérité sont aujourd’hui jugées contre-productives du fait des destructions économiques et des conflits sociaux qu’elles engendrent.

Un nouveau paradigme?

La crise économique mondiale engendrée par la gestion, la plus souvent délétère, de la pandémie de Covid-19, met en lumière un phénomène surprenant aux conséquences majeures: Les Etats empruntent à bas taux, parfois à taux négatif, des sommes fabuleuses gonflant leurs dettes nationales largement au-dessus de la barre de 100%, alors même que les prêteurs savent que les capitaux ne seront sans doute jamais remboursés.

Extraits:

La facture sera colossale. Alors que le monde va connaître sa récession la plus profonde depuis près d’un siècle, les Etats versent de l’argent comme jamais. Selon le FMI , « les pays ont pris des mesures budgétaires d’un montant voisin de 8.000 milliards de dollars pour endiguer la pandémie et limiter les dégâts qu’elle cause sur le plan économique » (pointage à la mi-avril). Dans les pays avancés du G20, la dette publique devrait bondir de près de 20 points de PIB en 2020, passant de 113 % à 132 % du PIB.

https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/lannulation-de-la-dette-publique-un-mystere-economique-1202984

Olivier Blanchard : « Un dépassement du déficit public prévu de la France n’empêchera pas les marchés de dormir »

L’ex-chef économiste du FMI juge que les taux d’intérêt vont rester bas pendant au moins une décennie, ce qui justifie des politiques budgétaires plus agressives.

https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/un-depassement-du-deficit-public-prevu-de-la-france-nempechera-pas-les-marches-de-dormir-1034626

Philippe Béchade, autre expert de la chose financière, ne dit pas autre chose:

Il semblerait donc que nous vivions une période où l’emprunt, qui n’est évidemment pas un emprunt d’argent préexistant dans les poches de quelqu’un mais une création monétaire contre dette, même poussé à des niveaux qui le rendent de facto non remboursable, n’ait pas d’effet sur les taux d’intérêts ni sur l’inflation, n’entraine pas de dévaluations monétaires, ne s’attire pas les foudres des experts du FMI, et requiert simplement de la part des politiques quelques signes comme quoi l’argent magique n’est pas magique, “que la dette a vocation d’être remboursée” et que l’on va utiliser cet argument pour renforcer encore l’oppression fiscale tant que faire se peut.

Voici ce que dit le rapport de la Cour des Comptes sur les scénari possibles pour la suite:

Le rapport de la Cour des comptes s’emploie également à illustrer l’avenir des finances publiques à travers trois scénarios qui, selon le premier président, ne sont pas exhaustifs. Le scénario le plus optimiste prévoit un rebond après 2020 qui permettrait un rattrapage du PIB au bout de quelques années. Dans ce cas, le ratio de la dette resterait autour de 100 points de PIB en 2030 Selon le second scénario la France perdrait l’équivalent de deux ans et demi de croissance en raison du choc et le ratio de la dette tournerait autour de 115 points de PIB en 2030. Enfin, le dernier scénario envisage un rebond plus modéré, un déficit élevé et table sur un ratio de la dette de 140 points de PIB en 2030.

https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/pierre-moscovici-la-dette-a-vocation-a-etre-remboursee-183574

Personne ne croit une seconde à un rebond, une soudaine croissance supérieure à ce que nous connaissons depuis des années, après 2020. Au contraire, la panique sanitaire orchestrée par le gouvernement, Big Pharma et une bonne partie des médias va continuer à plomber l’économie pendant des mois, sinon des années.

Certes on parle beaucoup de la “croissance verte”, mais au-delà de la rhétorique (1) on ne voit pas précisément en quoi la prise en compte de la problématique environnementale pourrait booster la croissance au point de “rattraper” la perte de PIB au bout de quelques années. Au contraire, aurais-je tendance à penser.

De l’étalon-or à l’argent magique.

Tout ceci étant connu et admis de tous et la situation étant ce qu’elle est, il faut sans doute admettre que le système politico-économique mondial du XXIème siècle a accouché d’un phénomène émergent: l’argent magique. La genèse de cette naissance n’a rien de mystérieux: suite à l’abandon de l’or comme contrepartie de la monnaie (l’étalon-or) dans les années 30, suivie par la seule indexation du dollar américain sur l’or entre 1944 et 1971 (avec les accords de Bretton Woods), les autres monnaies s’indexant alors sur le dollar, la virtualisation monétaire allait de pair avec la croissance économique, du moins en Occident dans un premier temps.

La convertibilité du dollar en or fut terminée par Nixon dans les années 70, inaugurant l’ère des monnaies flottantes dont les valeurs d’échange dépendent désormais du poids et de la solidité de chaque économie. Les Etats gardaient néanmoins la main sur leur monnaie nationale, donc sur la planche à billets nichée au sous-sol des banques centrales et autres outils de contrôle monétaire, et s’en servaient lors de guerres commerciales via, notamment, la dévaluation.

Reste qu’un usage déraisonnable de la planche à billets engendrait de l’inflation (un afflux de monnaie sans croissance correspondante engendrant mécaniquement une hausse des prix), chose que la doxa économique de la fin du XXème siècle avait érigée en ennemie suprême du fait de sa capacité à dévaluer la valeur des actifs.

La machine à argent magique.

Le système mondial international s’organisa pour s’en prémunir, et notamment l’Europe avec l’arrivée de l’Euro et la disparition, pour les Etats membres de la zone Euro, de toute possibilité de faire tourner la planche à billets vu que c’est la BCE, officiellement indépendante du pouvoir politique, qui l’avait récupérée et enfermée dans son propre sous-sol.

Pourtant, depuis la crise de 2008 les puissances économiques, dont les USA et l’Union Européenne via la BCE, font chauffer cette planche à billets, rebaptisée quantitative easing (2), afin de soutenir le système financier. Le principe du QE est que les banques centrales rachètent des actifs aux banques privées afin de leur garantir des liquidités suffisantes pour ensuite prêter aux agents économiques (et surtout spéculer).

Ces banques centrales créent simplement l’argent qu’il leur faut pour faire leurs achats: en Europe, la BCE a créé de l’ordre de 2 000 milliards d’euros entre 2008 et 2017 au nom du QE. Et ce, sans les effets attendus négatifs sous forme de crash économique ou d’inflation galopante. L’argent magique était né, mais beaucoup de monde en prédisait la mort imminente tant cette politique allait à l’encontre de la rationalité économique classique.

L’endettement massif décidé dans la foulée de la crise covidienne, à commencer par le plan européen de 750 milliards d’euros ou les 3 000 milliards de dollars du plan américain, sort du même tonneau même si, ici, ce sont bien les Etats qui s’endettent, et non pas juste une création monétaire par les banques centrales.

Reste que pour les marchés, il semble que cela soit du pareil au même: les banques centrales créent de l’argent à la demande des Etats, qui ne sera probablement jamais remboursé, mais peu importe tant que cet argent permet d’éviter que tout l’édifice se casse la figure et n’engendre donc, pour ces marchés, de pertes encore plus grande.

Ce système d’argent magique ne fonctionne qu’avec des taux d’intérêts très faibles car, sinon, la facture fiscale (le remboursement des intérêts) serait impayable et les Etats ne pourraient emprunter de tels montants sans risquer le défaut de paiement, ce qui reste encore quand même un tabou pour la plupart des économistes. Mais, comme le disait l’ex chef économiste du FMI Olivier Blanchard ci-dessus, l’ensemble du système semble accepter l’idée d’une décennie à venir de taux bas, et même très bas, voire négatifs.

La récession covidienne n’est pas la même pour tous.

Cette nouvelle donne a des effets fondamentaux sur la géopolitique et l’économie mondiale, et tous les pays ne sont pas égaux face à ce phénomène. Dit simplement, les pays “en voie de développement” n’ont pas accès à l’argent magique. Pire, en période de crise comme c’est le cas actuellement, leurs créditeurs cherchent à sortir de prêts jugés à hauts risques pour se replier sur les économies “sûres”:

Selon le FMI, pendant les deux premiers mois de la pandémie, 100 milliards de dollars de capitaux d’investissement auront quitté les pays en voie de développement, et plus de 90 pays lui auront soumis des demandes d’assistance. Dans la majeure partie du monde en développement, il n’y a pas de magie, seulement de l’austérité.

During the first two months of the pandemic, $100 billion of investment capital fled developing countries, according to the International Monetary Fund, and more than 90 countries have petitioned the IMF for assistance. In much of the developing world, there is no magic, only austerity.

https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-05-29/pandemic-financial-crisis

La récession économique, pour ces pays, est une catastrophe d’un autre ordre que pour nous et mériterait une analyse approfondie que je ne tenterai pas ici, faute de connaissances, mais il semble y avoir au moins deux raisons évidentes: d’une part ces économies vendent leurs productions, essentiellement extractives et agricoles, aux pays riches, avec un effet immédiat dès lors que ces derniers réduisent leur consommation. D’autre part les taux d’épargnes y sont faibles sinon inexistants, or l’épargne est un élément important de la confiance de ceux qui contrôlent le robinet financier: on pourra toujours aller ponctionner l’épargne des ménages en cas de besoin (spoiler alert: c’est ce qui nous pend au nez ici même).

Pour les pays dits riches par contre, des USA à la Chine en passant par le Japon et l’Europe, ceux-là mêmes qui ont accès à l’argent magique de part le fait que ne pas refinancer et tout casser coûterait plus cher que de refinancer même à perte, ce découplage entre le financement (via la dette publique) et le coût du financement (intérêts proches de zéro pour les années à venir) ouvre la porte à des politiques à l’inverse de l’austérité.

USA, un cas particulier.

Aux USA, la Fed (la banque centrale, en réalité un consortium de banques privées faisant office de) a clairement indiqué qu’il n’y aurait pas de limite aux montants des emprunts demandés par l’Administration. La Fed, de plus, achète des volumes conséquents de bons du trésor US, comme de nombreux autres investisseurs cherchant des valeurs sûres, faisant monter les prix mais, en contrepartie, faisant chuter le rendement de ces obligations sous la barre de 1%. Ce qui veut dire que le coût du service de la dette US majorée du plan de relance (pour le moment, de 3 000 milliards de dollars…) ne va pas coûter plus cher à l’économie américaine que ce qu’elle payait avant la crise.

Le cas US est un peu particulier du fait de la valeur refuge représentée par le dollar, mais quand même: on assiste ici au supposément inexistant “free lunch” en termes économiques, une notion relativement proche de celle d’argent magique. Reste que ce phénomène existe ici aussi, en Europe même si c’est à une plus petite échelle, et qu’il pose les mêmes questions: quel nouveau paradigme économique, social et politique serait rendu possible par cette injection monétaire massive n’engendrant pas réellement de surcoût par rapport à la situation antérieure?

Une opportunité qu’il ne faudrait pas rater.

Il semble évident qu’une telle situation devrait être mise à profit pour la réduction des inégalités, pour l’investissement et pour la transition “verte”. Malheureusement, comme toujours dans un système de castes et de corruption institutionnelle, de copinage et de clientélisme typique du paysage français actuel, la réalité sera plutôt l’enrichissement des riches, l’appauvrissement de la classe moyenne par un accroissement de la pression fiscale (vu que la dette a vocation à être remboursée), et le déclassement vers l’esclavagisme et la dépendance de toute une partie de la population, culturellement et intellectuellement nivelée par le bas par l’école et les médias, et encadrée par les milices armées du Grand Capital.

Si je faisais de la politique, je dirais que c’est le moment d’agir.

Liens et sources:

(1) https://www.oecd.org/fr/croissanceverte/quest-cequelacroissanceverteetcommentpeut-elleaideraassurerundeveloppementdurable.htm#:~:text=La%20croissance%20verte%20signifie%20promouvoir,dont%20d%C3%A9pend%20notre%20bien%2D%C3%AAtre.

(2) https://abc-economie.banque-france.fr/quantitative-easing

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

17 réponses

  1. Anonyme

    Excellent article , je retiens que l argent magique est le foin pour maintenir le troupeau vivant et qu on peut toujours tondre et puis il y a les bas de laine à vidanger, c est un peu simpliste mais crois qu on est d accord sur le principe.
    je partage sur Hermetica
    Merci Vincent

  2. Nicolas

    Sur la question monétaire, peut-être connaissez-vous déjà l’excellent blog de Bruno Bertez, qui fait régulièrement état de la magie ambiante (argent, pensée, etc.)

  3. roc

    en quoi consisterait vraiment ce grand reset ?
    suppression des dettes et appauvrissement des créanciers, ou bien monétisation des dettes et explosion de la masse monétaire ?
    actuellement la BCE créée très peut de monnaie ; ce qu’elle créé c’est la possibilité pour les banques et les fond d’emprunter, d’acheter des action avec du levier !
    il n’y a pas d’hyper inflation car la grosse masse d’argent qui sert a acheter les actions en bourses est due aux banques qui doivent l’effacer quand cet argent est remboursé !

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