Sortir du QI au profit de l’intelligence adaptative.

Le QI symbolise une sorte de sélection naturelle entre les bons élèves et les autres, une caractéristique pouvant expliquer la différence entre les gens “qui réussissent” et “ceux qui ne sont rien“, une mesure de la qualité humaine au sens de sa capacité à analyser, comprendre, proposer et décider. Pour faire court, on associe culturellement QI et intelligence, le premier étant la mesure du second.

Pourtant, en faire une mesure aussi réductionniste n’était certainement pas l’intention de son inventeur, Alfred Binet, lors de l’apparition des premiers tests en 1905:

Loin de chercher à éliminer certains écoliers du circuit scolaire au nom d’une idéologie ségrégationniste, Binet entend en réalité organiser pour eux une structure d’accueil pour leur permettre de réintégrer au plus vite les classes normales.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Binet

Décédé en 1911, Binet n’eut pas le temps de répondre à la perversion de ses idées par d’autres psychologues, tel l’Anglais Charles Spearman, qui s’aperçut que les différents paramètres de ces tests étaient fortement corrélés: si l’on obtenait un bon score sur un paramètre, il était très probable que l’on obtienne de bons scores sur tous les autres.

De ceci il déduisit une quantité dite d’intelligence générale, nommée “g”, associée à des “niveaux d’énergie mentale”, qui devient ensuite cette sorte de compétence innée mesurée par l’actuel QI. L’idéal de Binet, visant à identifier les enfants nécessitant des approches éducatives adaptées pour leur ouvrir les mêmes opportunités qu’aux autres, se transformait alors en sa version actuelle: un système filtrant les gens en fonction de critères servant les intérêts du capital et des institutions.

Plutôt que de contribuer à faire tomber les barrières sociales et économiques, les tests d’intelligence ont, de manière perverse, contribué à les augmenter. Les parents qui ont pu offrir à leurs enfants la scolarité, la socialisation et d’autres expériences qui leur ont permis de bien réussir des tests et des examens étroitement ciblés ont bénéficié d’un énorme avantage – un avantage qui se perpétue, car ces enfants ont alors eu la possibilité de transmettre les mêmes avantages à leurs propres enfants. Pendant ce temps, les tests eux-mêmes étaient truffés de points de vue étroits sur ce qui constituait l’intelligence, tenus par les personnes aisées, en grande partie blanches et ayant un certain bagage scolaire, qui ont créé les tests.

https://www.newscientist.com/article/mg24933174-700-weve-got-intelligence-all-wrong-and-thats-endangering-our-future/?utm_campaign=onesignal&utm_medium=alert&utm_source=editorial

Pour le professeur en psychologie cognitive Robert Sternberg, très critique des tests de QI classiques, il y a trois types d’intelligence:

L’intelligence analytique. La capacité à accomplir des tâches scolaires de résolution de problème, telles que celles utilisées dans les tests traditionnels d’intelligence. Ces types de tâches présentent des problèmes bien définis qui ont une seule réponse correcte5.

L’intelligence créative ou ‘synthétique. la capacité à faire face avec succès à des situations nouvelles et inhabituelles en tirant parti de ses connaissances et compétences existantes. Les individus possédant une grande intelligence créative peuvent donner de « fausses » réponses parce qu’ils voient les choses d’une façon différente6.

L’intelligence pratique. La capacité à s’adapter à la vie de tous les jours en tirant parti de ses connaissances et compétences existantes. L’intelligence pratique permet à un individu de comprendre ce qu’il est nécessaire de faire dans une situation donnée et, alors, de le faire7.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Sternberg

La fabrique des crétins diplômés.

Les tests QI valorisent la première forme, l’intelligence analytique, aux dépens des deux autres formes. Une forme d’intelligence qui caractérise surtout les “bons élèves” dans le contexte socio-culturel occidental ou asiatique, mais beaucoup moins dans les contextes hispaniques ou africains. Pire encore, ces tests mesurent une forme étroite d’intelligence analytique:

Il est peut-être surprenant de constater que les tests d’intelligence dominants et leurs substituts ne mesurent pas nécessairement les aspects du raisonnement analytique qui sont pertinents pour des types de succès plus larges, comme la recherche en sciences, en technologie, en ingénierie et en mathématiques. Lorsque nous avons évalué les capacités des élèves à générer des hypothèses scientifiques alternatives, à concevoir des expériences, à tirer des conclusions scientifiques et à acquérir des compétences connexes, les scores des élèves aux différents tests de raisonnement scientifique étaient en corrélation les uns avec les autres, mais pas avec les scores obtenus aux tests d’admission dans les universités américaines et aux tests de raisonnement abstrait.

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Cette valorisation étroite, reproduite au sein des classes ayant le meilleur accès aux formations axées sur ce type de fonctionnement, mène aux technocrates extrêmement doués pour pondre des règlements et des cartes couleurs, mais pas grand chose de plus. Ceux et celles que Emmanuel Todd nomme les “crétins diplômés”:

Le choc du monde réel.

La crise covidienne, du moins vue par la lorgnette française, illustre à merveille les limitations des élites sélectionnées, au sens génétique autant que culturel du terme, pour fonctionner sur le seul mode du raisonnement analytique simpliste, c’est-à-dire la réutilisation de schémas de pensée développés dans des cadres essentiellement théoriques: face à des situations imprévues débordant largement du cadre administratif, il n’y a plus personne et l’application des recettes habituelles mène à la catastrophe.

Selon Robert Sternberg toujours:

Plus généralement, les caractéristiques des problèmes du monde réel sont très différentes des caractéristiques des problèmes des tests standardisés. Le QI fonctionne mieux pour résoudre des problèmes qui suivent des schémas familiers ou faciles à apprendre. Il ne fonctionne pas aussi bien pour les problèmes complexes, très nouveaux, à enjeux élevés et souvent chargés d’émotion auxquels nous sommes fréquemment confrontés – comment équilibrer les exigences de la liberté individuelle et de la santé publique dans la pandémie de covid-19, par exemple, ou comment motiver au mieux l’action sur le changement climatique mondial et les autres défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés. Comme l’a déclaré le mois dernier le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, l’humanité mène une guerre suicidaire contre le monde naturel. Ce n’est guère le fruit d’une réflexion intelligente.

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Vers l’intelligence adaptative.

Il faudrait, pour sortir de cet emprisonnement analytique, embrasser l’idée que l’intelligence relève de l’adaptation. Parfois nous nous changeons afin de nous conformer à un environnement, parfois nous modifions notre environnement afin qu’il se conforme à nous-mêmes, et parfois nous nous trouvons un nouvel environnement lorsque l’actuel ne convient plus. Il nous faudrait alors nourrir l’intelligence adaptative qui nous sert le mieux dans l’indentification de ces changements, et dans le développement des stratégies nécessaires pour y arriver.

Cette intelligence intègre quatre sortes de compétences: créativité, analyse, pratique et sagesse, cette dernière nécessaire afin de déterminer si nos idées et actions participent de l’intérêt général. Une vision opposée à l’approche individualiste traditionnelle issue des théories économiques du 18ème siècle, notamment Adam Smith et l’idée que l’intérêt général était le mieux servi par la somme des intérêts personnels.

(Robert Sternberg) Mes recherches montrent que les étudiants qui reçoivent un enseignement qui les aide à tirer parti de leurs points forts créatifs et pratiques, mais aussi à compenser ou à corriger leurs faiblesses, obtiennent souvent de meilleurs résultats que les étudiants qui reçoivent un enseignement qui ne favorise que ceux qui ont une bonne mémoire et des capacités d’analyse.
Au lieu d’enseigner et de tester les étudiants sur des problèmes obscurs, l’accent doit être mis sur des problèmes réalistes.

Parallèlement, l’ajout de compétences créatives, pratiques et fondées sur la sagesse aux tests d’admission à l’université augmente la précision des prédictions de réussite scolaire et extrascolaire par rapport à celles fournies par les tests classiques. Dans une étude que mes collègues et moi-même avons menée dans des universités américaines où les niveaux de sélectivité et les types d’étudiants étaient très différents, ces tests permettaient de prédire les notes de première année presque deux fois plus que les tests d’admission classiques. Ils ont également permis de réduire les différences entre les groupes raciaux et ethniques socialement définis.

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Complexité devrait faire loi.

Les problèmes réels relevant de la survie civilisationnelle ne manquent pas: pandémies, modifications climatiques, complexité géostratégique, puissance des GAFAM (1), développement de l’intelligence artificielle (2) à tous les niveaux posent des questions existentielles extrêmement complexes et largement hors de portée des théorisations simplificatrices de SciencesPo, HEC ou l’ENA.

Voici , selon Robert Sternberg, les caractéristiques de ces nouveaux problèmes complexes nécessitant l’activation d’une intelligence adaptative:

  • Avoir des enjeux élevés, parfois changeants pour la vie.
  • Être émotionnellement excitant, au point que les émotions brouillent souvent le jugement des gens.
  • Être fortement axé sur le contexte, en exigeant des personnes qu’elles équilibrent de nombreux intérêts contradictoires.
  • Absence d’une seule réponse “correcte.
  • Absence de toute indication qu’il y a un problème ; ou bien, la nature du problème n’est pas claire.
  • Besoin d’une solution collective, souvent par des personnes ayant des antécédents et des intérêts différents.
  • N’offrir que de vagues pistes de solution, ou apparemment aucune piste valable.
  • Se déroulent et doivent être résolus sur de longues périodes.
  • Rendre difficile la détermination des informations nécessaires ou de l’endroit où elles se trouvent.
  • Se présenter avec de nombreuses informations fausses ou trompeuses, parfois posées délibérément pour rendre une solution valable plus difficile.

La résolution de tels problèmes nécessite un mélange de compétences créatives, analytiques, pratiques et fondées sur la sagesse – le fondement de la notion d’intelligence adaptative. N’étant pas moi-même un professionnel de l’éducation je ne peux mesurer, de manière objective, la distance entre les pratiques actuelles d’enseignement et celles qu’il faudrait mettre en œuvre pour généraliser l’intelligence adaptatives au sein de la société. Néanmoins, il suffit d’échanger avec quelques uns ou unes de ces professionnelles pour se rendre compte que cette notion n’est pas représentative de l’institution, même à son supposé sommet (3).

Cependant, à en croire Emmanuel Todd, l’arrêt de l’ascenseur éducatif qui drainait, un temps, les plus “doués” des classes populaires vers les classes moyennes voire supérieures, fait qu’aujourd’hui ces classes populaires gardent leurs éléments les plus intelligents pendant que les “élites” se crétinisent.

La faillite flagrante de ces “élites” face à la crise covidienne, faillite illustrée par l’usage immodéré de la répression, du dogmatisme et de la politique de la peur, auront peut-être un effet positif au sens où il deviendra clair, pour au moins une partie de la population, que l’époque nécessite de changer de niveau. Comment, c’est une autre affaire.

Liens et sources:

(1) https://zerhubarbeblog.net/2020/01/20/nsa-gafam-et-le-capitalisme-de-surveillance/

(2) https://zerhubarbeblog.net/2017/12/08/quel-controle-pour-lintelligence-artificielle/

(3) https://www.marianne.net/societe/le-jury-de-l-ena-decrit-des-candidats-moutonniers-incapables-de-penser-par-eux-memes

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

2 réponses

  1. […] Le masque serait, nous dit-on, le prix à payer pour maintenir les écoles ouvertes. Encore faudrait-il le prouver mais la technocratie, du haut de sa suffisance, impose ses (changeantes) vérités plutôt que de faire usage du fameux esprit critique et de la rationalité qu’elle prétend par ailleurs inculquer. Vouloir démontrer une hypothèse implique de prendre le risque que l’hypothèse soit fausse et cela, ce n’est juste pas possible pour des gens tellement convaincus de leur supériorité naturelle (1). […]

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