De la poésie des canons de blanc.

Il tenait son cœur d’artichaud au bout d’un bras tendu vers elle, vers cette silhouette masquée s’évanouissant à travers les arbres du parc abbatial. Cet artichaud qui faisait office de bouquet de fleurs offert à l’apparition, ou qui aurait fait office si elle était restée, là, quelques secondes de plus, quelques secondes après l’avoir aidé à ramasser ses oranges et ses artichauds échappés du cageot, lui-même échappé de ses mains au détour d’une racine malheureuse. Ou pas.

Des mains peut-être un peu tremblantes, à l’image de la démarche légèrement chaloupée du poète qui nous lisait, quelques minutes plus tôt, des vers de Bukowski arrosés d’autant de verres de Pouilly-Fuissé issus des tournées de cette bande de potes plus ou moins révérencieux réunis, là, au pied des vestiges de l’abbaye de Cluny, pour combattre à coups de canons de blanc les interdits imbéciles de la dictature sanitaire.

Je regardais la scène, tout en reconfinant les dernières oranges dans le cageot réglementaire. Scène de contraste avec celle vécue, quelques heures plus tôt, où une gamine de dix ans, entourée d’adultes à visages découverts dont son père et sa tante, refusait d’ôter le sien. “Ils sont bien habitués au masque, avec l’école”, me dit sa tante, presque fière. J’en aurais pleuré.

Contraste parce qu’ici, à côté du cageot, voir cet artichaud offert par un cœur de poète solitaire à une inconnue qui ne s’en aperçût même pas, une créature anonymisée à jamais par un masque même à fleurs, m’a semblé symboliser la résistance définitive face à l’absurde, la croyance fondamentale en une intelligence qu’aucun flic, médecin ou technocrate ne peut tuer: L’absurde poétique, une arme face à l’absurde sanitaire.

Un peu plus tard, chez moi, autour d’un fond de blanc détourné de l’apéro médiéval et de quelques huitres d’Oléron glanées au marché local, petit régal agrémenté de beurre salé sur pain hautement recommandable de la boulangerie voisine, nous étions là à deviser avec le pote poète et cet autre pote, docteur en économie, qui s’inquiétait du risque de finir alcolo s’il persistait à venir passer ses weekends à Cluny.

Mais, l’heure fatidique fut vite arrivée, sinon dépassée. L’heure du loup bleu sur la trace de sa pitance procéverbaliste, l’heure de la réincarcération des masses avec les poules, l’heure de la jouissance dominatrice des arrogants imbéciles auxquels obéissent, comme toujours et partout, les milices armées et les collabos moralisateurs. Et trices, bien sûr.

L’absurde nous enveloppe en ce passage entre chien et loup, ce moment où la lumière s’épanouit et le prunier en fleur annonce un possible printemps. Dix ans après le printemps arabe, un possible printemps européen? Photographier le soleil couchant étant devenu un acte criminel, nous manquons encore de mots pour nommer les maux de la dictature sanitaire, pour rendre compte de la disparition de l’intelligence sous les flots de la peur devenue raison d’Etat.

Il nous faut, sans doute, rechercher quelques sens tout autant dans les images d’une nature immunisée contre la bêtise, que dans les fonds légèrement liquoreux des verres de Pouilly-Fuissé qui réchauffent les cœurs, qui rendent un espoir même temporaire aux âmes tourmentées par l’absurde devenu loi. Il nous faut, peut-être, renouer avec une langue qui ne soit pas celle de l’oppression et de la manipulation. Ce fut précisément là que, levé en vers et contre tout, le poète termina ainsi son dernier canon de blanc monté sur la tourelle de Char:

L’aubépine en fleur fut mon premier alphabet.

René Char

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A propos Vincent Verschoore

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