La société de contrôle, un état d’exception permanent.

L’oxymore de l’état d’exception permanent est central à la pensée du philosophe italien Giorgio Agamben, pensée dérivée des travaux de gens tels Michel Foucault, Walter Benjamin et de nombreux autres. L’état d’exception, aujourd’hui nommé “état d’urgence” qu’il soit “sanitaire” ou “sécuritaire”, est en effet l’état “normal” de la société française sous régime macroniste, une société ayant non seulement passé plus de temps sous ces régimes d’exception que sous le régime “normal”, mais qui en plus de cela intègre au régime “normal” ce qui relevait auparavant du régime d’exception.

Giorgio Agamben défend l’idée que l’état d’exception tend à devenir indiscernable de la situation « normale », reprenant celle-ci des Thèses sur la philosophie de l’histoire de Benjamin. De Michel Foucault, il reprend le thème de la biopolitique développé dans le tome I de l’Histoire de la sexualité, soit l’ambition, qui est celle du pouvoir contemporain, d’intervenir jusque dans la vie biologique des individus (dans le sens même de zoé, ou « vie nue ») et de gérer les citoyens comme de simples vivants. Ce faisant il établit une ligne de continuité entre la conception de la politique des nazis et celle de l’Occident contemporain, notamment dans Moyens sans fins, où il analyse le camp comme « l’espace biopolitique le plus absolu », dans la mesure où l’homme y essaie de réduire l’homme à une pure « vie nue ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Giorgio_Agamben

Covid et société de contrôle.

L’état d’exception permanent institutionnalise donc une société de contrôle visant à subordonner chaque vie individuelle, le terme “vie” étant à prendre au sens de la zoé, ce terme grec signifiant le simple fait d’être vivant, par opposition au terme bios qui signifie “la manière de vivre propre d’un être singulier ou d’un groupe” (1). Il instaure une approche de la vie purement quantitative (combien de morts?) par opposition à l’approche qualitative (pourquoi vivre?).

La crise covidienne ne fait finalement que projeter une lumière crue sur une réalité déjà décrite de longue date: l’avènement de la société de contrôle dont la mise en œuvre passe, entre autres, par l’abandon de tous les principes éthiques, juridiques ou politiques ayant fondé le mythe civilisationnel occidental des Lumières, au nom d’une illusoire mais omniprésente “sécurité” relative à la simple survie biologique des êtres.

De la discipline au contrôle.

La société de contrôle fait suite à la société disciplinaire, celle qui marqua le XXème siècle et peut se résumer sous le titre de “surveiller et punir”. Economiquement inefficace dans un environnement capitaliste de plus en plus libéral et communicant, la société disciplinaire décrite par, notamment, Michel Foucault et Gilles Deleuze, a muté en cette société de contrôle, que l’on peut définir ainsi:

L’expression désigne une société dans laquelle le contrôle des personnes s’effectue « non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée » et où « les mécanismes de maîtrise se font […] toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps de citoyens ». Cela contrasterait avec les sociétés antérieures, où les coutumes, habitudes et pratiques étaient générées par des systèmes institutionnels qui fonctionnaient comme autant de milieux clos : école, caserne, usine, etc.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Soci%C3%A9t%C3%A9_de_contr%C3%B4le

Dans son livre Empire, co-écrit à la fin des années 90 avec l’américain Michael Hardt, le philosophe marxiste Antonio Negri – un temps associé aux Brigades Rouges – démontre également ce passage de l’une à l’autre par le biais d’une domination capitaliste devenue diffuse et idéologiquement intégrée, autant à la société qu’aux personnes elles-mêmes:

« La société disciplinaire est la société dans laquelle la maîtrise sociale est construite à travers un réseau ramifié de dispositifs ou d’appareils qui produisent et régissent coutumes, habitudes et pratiques productives […] On doit comprendre au contraire la société de contrôle comme la société qui se développe à l’extrême fin de la modernité et ouvre sur le postmoderne, et dans laquelle les mécanismes de maîtrise se font toujours plus “démocratiques”, toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps de citoyens. »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Soci%C3%A9t%C3%A9_de_contr%C3%B4le#Negri_et_Hardt_:Empire_et_la%C2%AB_soci%C3%A9t%C3%A9_de_contr%C3%B4le_%C2%BB

Une logique totalitaire.

Ces mécanismes de contrôle se répandent comme la lave sur les flancs du Vésuve, et nous inondent via de nombreux modes de microgestion allant des algorithmes développés par les GAFAM au nom du capitalisme de surveillance (2), aux idéologies de censure aujourd’hui connues sous le nom de “Woke” (3) ou “Cancel culture”, en passant par les manipulations comportementales connues sous le terme de “Théorie du Nudge” (4).

Les réactions parfois incontrôlables et hystériques que peuvent générer certaines publications sur les réseaux sociaux, nous incitent à la prudence et à l’auto-censure. La constante censure facebookienne ou assimilés, qui place par exemple un bandeau de “prévention” sous toute publication relative aux vaccins, participe de la propagande d’Etat nous poussant à considérer comme “fake news” tout ce qui n’est pas “officiel”, alors même que nous savons que les “officiels” mentent (presque) toutes et tous comme des arracheurs de dents.

La société de contrôle est ontologiquement totalitaire, au sens où elle vise l’éradication de toute forme de vie privée, de toute possibilité d’indépendance: la vision de la fourmilière sur laquelle règnent quelques “élites” réellement protégées, elles, des aléas et des restrictions imposées à l’ensemble de la population par les mécanismes de manipulation et de répression. Répression mise en œuvre par, notamment, les milices fascistes que les commentateurs médiatiques continuent de nommer “forces de sécurité” ou “police”.

A l’ère de la postmodernité.

Pour Negri, l’avènement de la société de contrôle signale la fin de la modernité et le début de la postmodernité, là où les mécanismes de contrôle se diffusent de manière immanente dans les cerveaux et les corps des citoyens. Plus de vingt ans après Empire, la concordance entre ce que nous observons de la société actuelle, et la définition de la postmodernité, est patente:

L’ère postmoderne contribue à la fragmentation de l’individu : l’identité se fragilise. Elle se démultiplie ou se compartimente entre des attitudes diverses voire auparavant opposées : « banker le jour, raver le soir », « parfaite maîtresse de maison le soir, femme d’affaires le jour .

L’efficacité remplace la légitimité ; la gestion remplace le politique ; le contrôle, la propriété ; et nous nous retrouvons finalement avec des organisations qui prennent des décisions avec de l’information. La postmodernité ainsi entendue est un mode de reproduction sociale d’ensemble, régulée de manière décisionnelle et opérationnelle plutôt que de manière politico-institutionnelle.

Selon Jean-Pierre Le Goff, le management postmoderniste est un mode de gestion qui se développe à la fin des Trente Glorieuses. Il traduit « la fin des grands récits historiques et du progrès », l’épuisement des grands projets de modernisation économique et sociale remplacés par une rhétorique qui présente le « changement » comme un but en soi, un « langage désarticulé » fait de « formules chocs réversibles (« le changement au cœur du projet », « le projet au cœur du changement ») qui font violence à la raison ». Ce discours caractérisé par une « obsession du quantitatif et du chiffre », tourné vers l’effet d’annonce, permet au manager de se glorifier de ses résultats à court terme au détriment de la stabilité souhaitée par ses employés : « les discours de la « motivation », de la « mobilisation » pour le « changement » ne cessent de s’étendre dans tous les domaines d’activité dans le moment même où les thèmes de la « souffrance » et du « mal-être » au travail n’ont jamais été si prégnants »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Postmodernit%C3%A9

Du postmoderne au Great Reset?

Obsession quantitative, injonction constante à l’adaptation (5), effets d’annonce, vide philosophique et omnipotence technocratique au profit d’un capitalisme de connivence: nous y sommes et de plein pied, avec ou sans Covid. Un Covid qui, néanmoins, sert d’accélérateur et deviendrait pour certains tel Klaus Schwab, le patron du Forum Economique Mondial de Davos et auteur du livre programmatique “The Great Reset” (6), une opportunité pour un “nouveau monde” susceptible de s’attaquer aux grands problèmes actuels tels le dérèglement climatique, la gestion coordonnée des pandémies, l’envolée des inégalités et la menace de guerres civiles, sinon de guerres tout court.

Faut-il plutôt suivre la critique d’un Modeste Schwartz qui, dans “Le Magicien de Davos” (7), considère la proposition de Klaus Schwab non pas comme une réponse sincère à une réalité contingente, mas plutôt comme un programme dont la gestion de la crise covidienne et son cortège de confinements, de masques et autres mesures débilo-sanitaires, ne serait que le début de la mise en œuvre? Un programme postmoderne au visage totalitaire mais bienveillant, un nouveau paradigme égalitaire où un peuple mondial est géré “gentiment” par une élite composée d’experts œuvrant pour le bien de tous?

Cette proposition, relevant d’un socialisme régionaliste parfaitement défendable en soi, se base sur l’idée d’une gouvernance bienveillante, honnête et soucieuse de l’intérêt général. Et c’est là où ça coince car, si la crise covidienne a bien montré une chose, c’est l’ampleur de la corruption, de l’ineptie, de l’incompétence, de la psychopathie et de l’opportunisme dictatorial de ces élites gouvernantes et technocratiques.

https://zerhubarbeblog.net/2020/12/04/de-quoi-the-great-reset-est-il-le-nom/

Great Reset, ou Brave New World?

Même si Schwab est sincère et que sa proposition est fondamentalement honnête, on voit mal comment un monde dépolitisé et désarmé de fait ne pourrait être autre chose qu’une vaste prison gérée par, et au service de, la mafia des élites mondiales. Si la gestion covidienne peut servir d’exemple, cette mafia technocratique et policière fera feu de tout bois pour minimiser les libertés et imposer la soumission des masses dans une optique “bétaillère” de la société, là où le bien-être de chacun sera assuré par de la paille propre, à manger et à boire au sein d’enclos virtuels auto-surveillés et surmontés de vastes écrans d’où émanera une douce propagande entrecoupée de rappels au couvre-feu. Pour notre sécurité.

Homo sacer.

Terminons par cette courte introduction d’une œuvre majeure de Giorgio Agamben, Homo sacer, ou l’homme déchu de ses droits civiques et de l’existence politique, l’homme rêvé par la technocratie policière et la prédation néo-capitaliste, l’homme aujourd’hui plébiscité par la dictature sanitaire:

Agamben envisage cette vie dans deux perspectives. L’une, la vie biologique (le grec Zoë) et l’autre dans sa dimension politique (le grec bios). Le zoë est relié par Agamben lui-même à la description de la « vie nue » du réfugié par Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme (1951). La réalité de l’« homo sacer » est, selon lui, une rupture totale entre les vies politiques et biologiques de l’individu. Par sa « vie nue », l’« homo sacer » se trouve soumis à la souveraineté de l’état d’exception et, bien que sa vie biologique continue, il n’a plus aucune existence politique.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Homo_sacer

Liens et sources:

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Zo%C3%A9_(Gr%C3%A8ce_antique)

(2) https://zerhubarbeblog.net/2020/01/20/nsa-gafam-et-le-capitalisme-de-surveillance/

(3) https://zerhubarbeblog.net/2021/02/11/la-menace-woke/

(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_du_nudge#:~:text=Cette%20m%C3%A9thode%20d’influence%20est,la%20richesse%20et%20le%20bonheur.

(5) https://zerhubarbeblog.net/2019/04/26/critique-de-linjonction-a-sadapter/

(6) https://zerhubarbeblog.net/2020/12/04/de-quoi-the-great-reset-est-il-le-nom/

(7) https://livre.fnac.com/a15804722/Modeste-Schwartz-Le-magicien-de-Davos

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A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

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