Le néodarwinisme face aux biais de mutation. Fin d’un règne?

Darwin, qui ne connaissait pas la génétique, avait proposé que la nature opérait une sélection au profit du mieux adapté (survival of the fittest), ce qui expliquait l’évolution des espèces en fonction de leur environnement. Il admettait, cependant, ne pas pouvoir expliquer comment les modifications biologiques se produisaient en premier lieu, C’est à cette question que prétendit répondre le néodarwinisme, issu de la découverte des gènes et de l’ADN: le génome subirait constamment des mutations aléatoires, dont certaines donneraient lieu à des avantages (morphologiques, métaboliques, etc…) qui deviendraient ensuite dominants via la sélection naturelle darwinienne.

Cette théorie, également nommée “Théorique synthétique de l’évolution”, est devenue au cours du XXème siècle la doxa évolutionniste d’une société parfaitement matérialiste: le hasard engendre chez les individus des modifications aléatoires, dont certaines sont bénéfiques à l’espèce, et prennent alors place dans le génome commun via la sélection naturelle.

Le problème central du néodarwinisme.

Une doxa très problématique car incapable de répondre à la question de la complexité: autant elle peut en effet expliquer qu’un bébé girafe bénéficiant d’une mutation en faveur d’un plus long cou en tire un avantage, qui sera ensuite “sélectionné” au détriment des cous courts pour devenir une caractéristique générale de l’espèce “girafe au long cou”, autant elle ne peut expliquer l’émergence, qui plus est au sein d’espèces radicalement différentes, de phénomènes complexes comme les yeux ou les ailes.

L’argument néodarwinien est que “Avec le temps, vient, tout s’en vient”, et qu’au sein d’un univers infini tout finit par arriver. Argument qui n’est évidemment rien d’autre qu’un cache-sexe de l’ignorance, mais dont l’érection en dogme au bénéfice des pouvoirs installés tend à réduire toute alternative à une forme de procès en créationnisme: si ce n’est pas le hasard, qui décide?

Ce qui n’empêche pas, heureusement, la publication de quelques recherches originales qui, comme nous allons le voir, remettent fondamentalement en cause ce dogme central de la mutation aléatoire comme seul moteur de l’évolution. Rapide état des lieux sur la plasticité, l’épigénétique et la sélection par persistance, ou “hypothèse Gaïa”, avant plat de résistance.

Plasticité et épigénétique.

Un élément clé est celui de la plasticité des gènes, une observation notamment réalisée en laboratoire avec des poissons à poumons du Nil. Capables d’une adaptation très rapide à la vie sur terre, ils illustrent un processus que Jean-Baptiste de Lamarck (dont les travaux ont influencé Darwin) rattachait à la modification/création d’organes en réponse à l’environnement:

La réalisation que les gènes ont un haut degré de flexibilité, en cours depuis une vingtaine d’années, incite certains biologistes à proposer que la plasticité est en elle-même un facteur majeur du processus évolutionnaire. Même si à long terme l’évolution reste un processus fondé sur la mutation génétique, il se pourrait que ce soit la plasticité qui décide de quelles mutations pourront se propager.

https://zerhubarbeblog.net/2015/02/18/evolution-adaptation-dabord-mutation-ensuite/

Une découverte renforcée par les travaux sur l’épigénétique qui, depuis bientôt vingt-cinq ans, expliquent comment les organismes se dotent de systèmes de réponses rapides face à une situation changeante: c’est l’expression, ou non, de certains gènes qui est modifiée par l’ajout de marqueurs, et ces marqueurs sont parfois transmis de parents à enfants, y compris via le père (1), sans modification du code génétique lui-même:

En matière d’évolution, l’épigénétique permet d’expliquer comment des traits peuvent être acquis, éventuellement transmis d’une génération à l’autre ou encore perdus après avoir été hérités. La mise en lumière récente de ces moyens épigénétiques d’adaptation d’une espèce à son environnement est, selon Joël de Rosnay en 2011, « la grande révolution de la biologie de ces cinq dernières années » car elle montre que dans certains cas, notre comportement agit sur l’expression de nos gènes. Elle explique aussi le polyphénisme, par exemple les changements de couleur en fonction des saisons (tel le renard polaire qui devient blanc en hiver).

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89pig%C3%A9n%C3%A9tique

L’hypothèse Gaïa.

Si on prend les choses à un niveau plus holistique, certains chercheurs associent le comportement de l’environnement terrestre avec l’évolution de la vie dans un cadre homéostatique, ou la “sélection par persistance”, que l’on peut associer à l’hypothèse d’une Terre vivante, Gaïa, dans le récit de Lovelock (3).

La surface terrestre est capable de maintenir, sur des milliards d’années et avec fort peu d’accidents, des niveaux stables d’oxygène, de carbone, d’azote, de phosphore – les briques de base de la vie. Sa température reste également extrêmement stable, juste là où l’eau reste liquide. Pourquoi la Terre passe-t-elle tant de temps dans cet état ultrastable alors qu’a priori elle pourrait faire varier ces paramètres de manière continue et violente?

La réponse pourrait s’appeler « sélection par persistance »: la Terre et la vie terrestre se sont rencontrées très tôt et la vie organique a modifié l’état originel des océans et de l’atmosphère. Modifications ayant sans doute entraîné des catastrophes et la vie a dû s’y reprendre à plusieurs fois avant de trouver, à l’image de l’Homéostat de Ashby, une solution stable où le carburant de la vie était recyclé afin de maintenir la continuité du processus.

https://zerhubarbeblog.net/2019/03/24/evolution-3-0-et-le-retour-de-gaia/

Nous voyons donc que la domination néodarwiniste sur la théorie de l’évolution a du plomb dans l’aile, au sens où les interactions entre génome, caractéristiques physiques (phénotype) et environnement sont bien plus complexes qu’une suite de filtres déterminant ce qui survit, ou non, à partir d’évènements aléatoires.

Découvertes des biais de mutation.

Néanmoins il manque encore le smoking gun, la démonstration d’une mutation génétique qui ne soit pas aléatoire, mais directionnelle. Directionnelle, c’est-à-dire alignée avec une histoire évolutive qui serait elle-même issue d’une adaptation à l’environnement.

Autrement dit, si nous reprenons notre exemple de la girafe et lui enlevons la mutation génétique qui lui donne un long cou, le neodarwinisme dit qu’il faut alors attendre qu’une mutation aléatoire ad hoc réapparaisse afin de recommencer le processus de sélection, et que cette mutation a la même probabilité d’apparition au sein de n’importe quel animal herbivore comparable: zèbre, gazelle, etc.. Dans un système directionnel par contre, la “bonne” mutation arriverait beaucoup plus vite, chez la girafe, comme via une sorte de “mémoire” génétique de son bénéfice.

Or, il semble que ce type de mutation directionnelle existe bel et bien, à en croire une très récente étude parue dans le journal Genome Research (2). C’est assez complexe car cela concerne un gène particulier, dit HbS, prévalent chez les Africains car protégeant contre la malaria, mais le journal phys.org en a fait un article dont voici la courte synthèse:

“Pendant plus d’un siècle, la principale théorie de l’évolution a été fondée sur des mutations aléatoires. Les résultats montrent que la mutation HbS n’est pas générée au hasard mais qu’elle prend naissance de manière préférentielle dans le gène et dans la population où elle a une importance adaptative“, a déclaré le professeur Livnat. Contrairement à d’autres résultats sur l’origine des mutations, cette réponse spécifique de la mutation à une pression environnementale spécifique ne peut être expliquée par les théories traditionnelles. “Nous émettons l’hypothèse que l’évolution est influencée par deux sources d’information : L’information externe qui est la sélection naturelle, et l’information interne qui est accumulée dans le génome au fil des générations et qui a un impact sur l’origine des mutations”, a déclaré le professeur Livnat.

https://phys.org/news/2022-01-uncovers-evidence-long-term-directionality-human.html?fbclid=IwAR28yRhymfDtxLGjmH2n8RdnBevGDA5MidFHOd_65X9PjEUZU5d2AyL5B3Q

Une autre étude, intitulée “Les biais de mutation reflètent la sélection naturelle au sein de Arabidopsis thaliana“, publiée ce 12 janvier dans la revue Nature, analyse les mutations au sein de la plante Arabette des dames (Arabidopsis thaliana), une “mauvaise herbe” poussant en bordure des routes. En voici l’abstract:

Depuis la première moitié du vingtième siècle, la théorie de l’évolution a été dominée par l’idée que les mutations se produisent de manière aléatoire par rapport à leurs conséquences. Nous testons ici cette hypothèse à l’aide de vastes enquêtes sur les mutations de novo chez la plante Arabidopsis thaliana.

Contrairement aux attentes, nous constatons que les mutations se produisent moins souvent dans les régions du génome soumises à des contraintes fonctionnelles – la fréquence des mutations est réduite de moitié à l’intérieur des corps des gènes et de deux tiers dans les gènes essentiels. À l’aide d’ensembles indépendants de données sur les mutations génomiques, y compris celles provenant de la plus grande expérience d’accumulation de mutations d’Arabidopsis réalisée à ce jour, nous démontrons que les caractéristiques épigénomiques et physiques expliquent plus de 90 % de la variance dans le modèle de biais de mutation à l’échelle du génome autour des gènes.

Les fréquences de mutation observées autour des gènes permettent à leur tour de prédire avec précision les modèles de polymorphisme génétique dans les accessions naturelles d’Arabidopsis (r = 0,96). Les analyses des fréquences d’allèles confirment que le biais de mutation est la principale force derrière les schémas d’évolution des séquences autour des gènes dans les accessions naturelles.

Enfin, nous constatons que les gènes soumis à une sélection purificatrice plus forte ont un taux de mutation plus faible. Nous concluons que le biais de mutation associé à l’épigénome réduit l’occurrence des mutations délétères chez Arabidopsis, ce qui remet en question le paradigme dominant selon lequel la mutation est une force sans direction dans l’évolution.

https://www.nature.com/articles/s41586-021-04269-6

Origine des biais: Intelligent design?

Cette question suit nécessairement les résultats ci-dessus: si le biais de mutation est ce qui permet de favoriser les mutations bénéfiques et d’éviter les mutations pathogènes, permettant ainsi de passer d’un système de mutations aveugles incompatible avec l’apparition de la complexité, à un système directionnel poussant vers toujours plus de complexité, d’où vient ce biais et comment est-il “programmé” dans le génome?

Une réponse classique, mais incompatible avec le principe matérialiste, est l’Intelligent Design (4) où “quelque chose” (en gros, Dieu) aurait fait un “plan” pour l’émergence du vivant, laissant à la nature le soin de se débrouiller avec cela. Le lien théologique pose évidemment problème, mais c’est au moins une manière d’aborder la question, et qui reste populaire dans les milieux instruits du conservatisme chrétien.

Wagner et l’apparition du plus apte.

Bien mieux que cela, néanmoins, est l’analyse du biologiste évolutionniste Andreas Wagner qui, en 2014, publiait un livre intitulé “Arrival of the fittest” (5), un clin d’œil au pionnier de la génétique Hugo de Vries qui avait dit: “la sélection naturelle peut expliquer la survie du plus apte, mais elle ne peut pas expliquer son apparition”. Ce qui est précisément le problème posé ici.

J’ai lu ce livre à l’époque, bien avant de tomber sur les études présentées ici et démontrant l’existence des biais de mutation, et tout lien entre ceci et les travaux de Wagner relève de ma seule responsabilité!

Wagner constate que les combinaisons utiles et les formes des protéines (notamment) utilisées par les organismes vivants sont une toute petite partie des milliards de milliards de combinaisons possibles, et que l’âge de l’Univers ne pourrait suffire pour les trouver toutes par simple tâtonnement.

Il envisage donc l’existence d’une vaste “librairie”, un objet mathématique inscrit dans un hypercube avec autant de dimensions qu’il y a de “voisins” possibles pour chaque combinaison de molécules. La vie “parcours” alors ces combinaisons, de voisine en voisine, partant d’une combinaison existante fonctionnelle.

Ce que Wagner nomme “innovabilité” est alors la somme de deux facteurs: d’un côté, une robustesse associée au fait que toute nouvelle “mutation” n’est qu’à un pas (un voisin) de ce qui fonctionne déjà, donc le risque de tomber sur une combinaison mortelle est faible. De l’autre, une capacité évolutive qui fonctionne en marche avant, ou de manière directionnelle pour reprendre le terme ci-dessus, du fait que l’évolution “sait” où elle se trouve dans la librairie des possibles.

Ce système explique comment il est possible d’arriver à des fonctions similaires, comme nos éternels exemples de l’œil et de l’aile, via des chemins évolutifs complètement différents, avec des protéines différentes, mais qui suivent la même logique: un pas à la fois dans toutes les directions, jusqu’à trouver une amélioration qui sera positivement sélectionnée par la suite.

Pour Wagner, le substrat physique de cette “librairie ” est la masse d’ADN apparemment sans objet, souvent appelée junk DNA ou ADN non codant en bon français (6), mais ne nous égarons pas plus que nécessaire.

Voici la vidéo de la conférence menée par Wagner à la Royal Institution britannique de janvier 2015, absolument passionnant même s’il faut s’accrocher un peu:

Pour un renouveau de la pensée évolutionniste.

Sommes nous à l’aube d’un renouveau de la pensée évolutionniste, une émancipation face au dogme de la seule mutation aléatoire comme moteur de l’évolution? Richard Dawkins, caricature du scientifique matérialiste dogmatique, va-t-il devoir manger un bout de son chapeau? En ces temps de grande incertitude face aux menaces biologiques qui nous guettent, naturelles ou non, ainsi qu’aux modifications environnementales qui vont nous imposer une adaptation plutôt rapide, la compréhension des processus à l’œuvre pourrait s’avérer utile, sinon nécessaire.

Liens et sources:

(1) https://zerhubarbeblog.net/2016/04/27/menfin-papa-fait-gaffe-a-tes-epigenes/

(2) https://genome.cshlp.org/content/early/2022/01/14/gr.276103.121

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Hypoth%C3%A8se_Ga%C3%AFa

(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Dessein_intelligent#:~:text=Le%20dessein%20intelligent%20(intelligent%20design,%C3%A9t%C3%A9%20d%C3%A9velopp%C3%A9e%20par%20le%20Discovery

(5) https://livre.fnac.com/mp35644062/Arrival-Of-The-Fittest-Solving-Evolution-S-Greatest-Puzzle-Paperback

(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/ADN_non_codant#:~:text=L’ADN%20non%20codant%2C%20parfois,sont%20pas%20traduites%20en%20prot%C3%A9ines.&text=Enfin%2C%20certaines%20s%C3%A9quences%20n’ont%20probablement%20aucun%20r%C3%B4le.

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

4 réponses

  1. Merci pour cette recension sur l’évolution. Sur le même sujet j’ai découvert il y a quelques mois un petit ouvrage de Didier Raoult, “Dépasser Darwin”, sous-titré (comme à son habitude!) un tantinet provocateur : “L’évolution comme vous ne l’aviez jamais imaginée”

  2. frederic teste

    Quand je lis ce que tu écris sur cet “intelligent design” comme un telos donnant son axe à l’évolution, incompatible avec la pensée matérialiste dominante et pourtant insuffisante à expliquer, je ne peux qu’en faire l’analogie avec l’intelligence de notre médecin intérieur qui semble n’attendre que notre coup de pouce de praticien pour faire son œuvre de guérison. Les pionniers des médecines hoslistiques y voyaient la main de Dieu à travers le Vitalisme (qui relève un peu du même concept) et nous avons encore bien de la peine à nous débarrasser de ce vieux modèle irremplacé. Et voilà ce que j’en écrivais : J’accueille le paradoxe d’un Vitalisme libéré de Dieu, comme un modèle en suspens,.. Ce qui suit sur Wagner et de Vries donne pour le moins à réfléchir ! FT

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