C’est la fin d’un monde, biloute.

Voici quelques jours je me suis retrouvé à table avec un homme de 80 ans qui vantait les qualités de la voiture qu’il louait 18 euros par jour, qui décrivait l’emplacement et le confort de sa maison à quelques mètres de la plage, et qui estimait que tous ces Noirs qui squattent les sous-bois du littoral du Pas-de-Calais devaient être renvoyés chez eux manu militari car source d’insécurité. Je me suis dit que cela risquait d’être long, mais en fait non.

Nous étions à Grande-Synthe, ville mitoyenne de Dunkerque où un maire hors du commun, Damien Carême, tente de maintenir contre vents et marées une dignité de la chose publique dans une ville qui, ayant connu la gloire industrielle, doit aujourd’hui faire face à la paupérisation et à la crise migratoire (1). Mon interlocuteur est de Calais, avec cet accent que mes quelques années dans ch’Nord m’ont appris à reconnaître et à associer à des gens pas forcément tendres ou empathiques avec la misère d’autrui, mais honnêtes, bosseurs et issus d’un monde industriel dont ils ont connu le meilleur et le pire.

Un monde dont ils ont très largement bénéficié, ayant fait carrière pendant les 30 glorieuses avant de jouir de retraites confortables. Ils squattent aujourd’hui les bons restaurants, roulent dans des voitures récentes, connaissent tous les bons spécialistes médicaux de la région, voyagent un peu ou beaucoup selon les goûts et la santé, et voient coïncider avec la fin de leurs vies la fin d’un monde où tout était finalement assez simple, où l’argent irriguait l’ensemble de la société productive et faisait fonctionner l’ascenseur social, où l’on ne comptait pas trop ses heures mais où le patron était arrangeant, où le fisc savait se modérer pas seulement pour les plus riches, où l’on mordait la vie à pleines dents sans se soucier du lendemain.

Mon interlocuteur a été marin dans la Marine Nationale sur des bateaux allant récupérer, aux USA, des cargaisons de bombes au napalm que les avions français larguaient ensuite sur les indépendantistes algériens. C’est un type qui a craché à la gueule des flics et s’est fait démolir par eux en GAV mais dont la note de sa hiérarchie (le “5 galons” comme il dit, pour parler du vice-amiral) en fin de service était excellente, qui a fait le tour du monde dans la marchande après avoir fait l’école des officiers, puis qui a eu une longue carrière dans le négoce de gros matériel industriel.

Il a été marié 55 ans à une femme dont il a adopté les enfants issus d’un mariage précédent, femme pour laquelle il a refusé un poste en or en Afrique car elle avait peur des Noirs. Un homme qui a pensé se suicider quand cette femme est décédée d’un cancer après une longue et fructueuse carrière dans le commerce local. Il est riche au sens où quoi qu’il fasse de ce qu’il lui reste à vivre il n’arrivera pas à dépenser tout son argent, il a plein d’amis dans les réseaux des anciens combattants d’Algérie.

Cet homme est d’une génération de qui voulait travailler travaillait et où la question n’était pas d’être payé, mais de combien on allait gagner. Un monde où l’Occident était dominant, le mâle occidental roi du pétrole ce même si l’accès à l’éducation supérieure des femmes et leur arrivée en force dans l’économie industrielle a obligé ces mêmes hommes, les moins cons en tout cas, à “repenser la femme”. L’expression est de lui.

Ce monde-là, celui de la marée montante qui soulève tous les bateaux, ce monde de croissance et d’opportunités mais aussi de grande destruction environnementale, vit encore à travers ces récits que l’on peut entendre dans les réunions de famille et dans les bars où quelques vieux viennent chercher une dose de chaleur humaine. Pour les gens issus de ce monde-là, l’actuel “part en couilles”. Plus rien n’est clair, plus rien n’est “tenu”, les médiocres sont au pouvoir. Mai 68, c’est surtout des gosses de riches qui se sont fait plaisir, qui ont délié un peu le carcan social pour accéder à la sexualité sans devoir se marier, avant de reprendre fermement en main les rênes d’un capitalisme de plus en plus décomplexé.

Ce monde-là, pour l’essentiel, vit d’un système de sécurité sociale pensé pendant les fameuses glorieuses sur base d’un équilibre entre population active et non-active, l’augmentation de la charge sociale devant être compensée par la hausse de la productivité. Aujourd’hui ce sont eux, les retraités, qui occupent le haut de la classe moyenne, leurs revenus étant issus d’une ponction de plus en plus importante sur les revenus comparativement plus faibles de cette même classe moyenne. L’augmentation de la productivité a bien eu lieu mais elle a surtout conduit à la suppression de nombreux emplois bien rémunérés qui étaient la source du financement social.

Ce monde ancien, malgré l’image nostalgique qu’il véhicule, était en réalité un monde dopé qui s’est mangé lui-même et a laissé une dette qu’il demande à ses enfants de régler tout en lui supprimant ses moyens d’action: perte du contrôle monétaire, politique d’austérité, récupération du pouvoir politique et médiatique par les représentants du grand capitalisme. D’où l’intérêt de voir où peut mener l’expérience italienne qui vient de se mettre en place (2), la conjonction du mouvement dit populiste “cinq étoiles” ou M5S avec la Ligue, un parti dit d’extrême-droite ex-régionaliste devenu nationaliste.

Mon interlocuteur, justement, partage plus ou moins, aujourd’hui, la vie d’une Italienne largement émancipée ayant migré en France dans les années 50, une dame ayant troqué malgré elle le soleil d’une Sicile économiquement morte pour les froides usines du Nord-pas-de-Calais. L’Italie, longtemps bon élève de la doxa européenne, connait à nouveau aujourd’hui de sérieuses difficultés économiques avec notamment un chômage des moins de 30 ans de 30%, voire 50% dans certaines régions, et une profonde désillusion face à l’Union Européenne sur la question migratoire.

La France, notamment, a fait preuve d’une hypocrisie sans nom à l’égard des Italiens, prônant d’un côté l’unité européenne et de l’autre refusant de participer, sinon à l’extrême marge, à l’effort de désengorgement demandé par l’Italie. M5S est une plateforme anti-corruption, euro-sceptique avec un projet de démocratie directe présent dans le paysage politique depuis 2009.

Cette défaite de la politique traditionnelle italienne est aussi la défaite du Macron Italien, Matteo Renzi, et de l’idéologie technocratique “libérale-autoritaire”, qui renforce le pouvoir des techniciens aux dépens de la représentativité populaire dans le but – affiché tel en tout cas – de renforcer l’efficacité et la stabilité du système politique. Les Italiens, qui en connaissent un rayon sur le sujet, ont sans doute préféré une certaine imprévisibilité politique à la machine parfaitement stable et efficace de la dictature.

Si la sauce M5S-Ligue prend et que s’initient effectivement des renégociations de certaines parties des traités européens relatifs à la gestion des frontières et à l’Euro sous la menace d’un “Italexit” – qui serait encore bien plus complexe que le Brexit vu l’intégration monétaire de l’Italie -, la dynamique pro-européiste d’Emmanuel Macron pourrait en prendre un coup fatal et rendrait d’autant plus plausible une éventuelle alliance de fait entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite française sur une plateforme résolument anti-système.

Qu’en pense mon interlocuteur? Il aime bien Macron mais pour le reste je lui poserai la question si l’occasion se représente, la première s’étant terminée sur un excellent gâteau aux fruits de chez Lestienne accompagné d’un verre de champagne. Un reste de cave de l’ancien monde à déguster avant fermeture définitive.

 

Notes:

(1) https://zerhubarbeblog.net/2016/01/15/camp-de-grande-synthe/

(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lections_g%C3%A9n%C3%A9rales_italiennes_de_2018

 

A propos Vincent Verschoore

Animateur de Ze Rhubarbe Blog depuis 2008.

1 réponse

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.